Communication est un maître mot en fle. De nouveaux courants d’étude du langage voient le jour dans le courant des années 60. Ils s’orientent vers l’usage qu’en font des interlocuteurs en situation de communication. Ces linguistiques de la communication s’imposent durant la décennie suivante, font voler en éclats l’hégémonisme du structuralisme, ouvrent vers de nouvelles sciences du langage, rebattent complètement les cartes en français langue étrangère. L’objet de cet article est de rappeler combien leur influence s’est promptement propagée, a été prépondérante en l’espace de quelques années et perdure.
La remise en cause de l’hégémonisme du structuralisme.
J’ai déjà abordé cette question, dans un autre article et présente ici des éléments complémentaires. Les méthodes de fle des années 60 s’inspirent directement de la théorie structurale en linguistique. Mais la position dominante de cette école va s’amenuisant. Les raisons sont multiples.
✓ Certains linguistes considèrent qu’il est grand temps d’enfin frayer la piste de la fonction de communication. Celle-ci permet à un locuteur A de transmettre un fait d’expérience à un locuteur B en utilisant des unités sémiologiques du code de la langue. C’est elle qui est la principale fonction du langage:
- elle assure les échanges de messages entre les interlocuteurs;
- elle justifie l’organisation même du langage;
- elle légitime les caractéristiques des différentes unités linguistiques.
Cette position défendue par Martinet est également celle de Jakobson dont le célèbre schéma de la communication connaît une très large diffusion et ouvre de perspectives nouvelles aux linguistes.
✓ Des travaux de sociolinguistique[litetooltip targetid= »litetooltip_1431851093681″ location= »top » opacity= »1″ backcolor= »#E54C3C » textcolor= »#ffffff » textalign= »center » margin= »5″ padding= »5″ trigger= »hover »]
A l’époque, on parlait encore de sociologie du langage.
[/litetooltip] en provenance des États-Unis vont dans le même sens. Ils englobent tout ce qui est étude du langage dans son contexte socioculturel. Il en ressort que l’usage de la langue est plus important que sa structure ; le sens d’un message dépend toujours du contexte concret dans lequel il est produit. Partant,
- le point de départ n’est pas le code linguistique mais l’activité de langage;
- l’unité d’analyse n’est pas la phrase mais l’acte de parole (cf. infra).
Le structuralisme en tant que linguistique du code est fondé sur la classification et la description du fonctionnement d’unités linguistiques de différents niveaux. Il propose
- une vision très restrictive de la langue qui ne sert qu’à transmettre des messages;
- un positionnement ne considérant que la structuration des phrases et ignorant délibérément tout ce qui se rapporte à l’interprétation des messages. Afin d’illustrer ce point essentiel, je donne deux exemples que vous, lecteurs, allez immédiatement comprendre… mais pas interpréter:
- L’opération a réussi est une phrase ne posant aucun problème de compréhension. Mais de quelle opération s’agit-il: un calcul mathématique, un acte chirurgical, une action militaire, un acte financier, pour ne songer qu’aux sens les plus courants de ce mot;
- Je viendrai ici demain est une phrase pouvant être traduite sans problème dans n’importe quelle langue. Mais son sens demeure incomplet tant que vous ne savez pas qui parle, à qui, où et à quel moment.
Pour ces deux exemples, il y a une compréhension immédiate de la phrase, reposant sur une compétence grammaticale. Celle-ci est insuffisante. Pour accéder à leur signification complète, il faut également connaître le contexte dans lequel ces deux phrases sont réalisées. Et établir une différence entre phrase et énoncé:
- une phrase est une entité abstraite, virtuelle, pouvant être répétée à l’infini. Elle a un sens stable, littéral, auquel on accède directement grâce à nos connaissances grammaticales;
- quand elle est réalisée en contexte, une phrase devient concrète, c’est un énoncé. Des éléments supplémentaires de sens s’y rattachent qui permettent d’interpréter le sens littéral (cette interprétation pouvant bien entendu différer selon les interlocuteurs). Et on comprend que chaque énoncé est unique, original, car produit à un moment donné dans des circonstances données.
D’où la question que se posent beaucoup de linguistes de l’époque: c’est quoi ce contexte qui est indispensable à la langue alors qu’il n’en fait pas partie? Et certains de braver le principe sacré de l’immanence…
✓ Le structuralisme fait parfois appel à des méthodes d’analyse sophistiquées et pas forcément faciles d’accès. Je pense notamment à la grammaire générative de Chomsky qui suscite à l’époque un extraordinaire engouement chez beaucoup de linguistes. Mais elle utilise un appareil trop formel et trop abstrait, inapplicable pour l’enseignement. De plus Chomsky s’intéresse à la compétence, non à la performance. Il a mis en garde les pédagogues des langues dans un article publié en 1966 (1) en prévenant dès l’introduction
[…] je suis à vrai dire plutôt sceptique quant à la portée, pour l’enseignement des langues, des vues et des conceptions auxquelles on a abouti en linguistique et en psychologie […] Il est difficile de croire que la linguistique ou la psychologie aient atteint un degré de connaissance théorique qui leur permette de servir de base à une « technologie » de l’enseignement des langues.
✓ Mais il n’empêche. Certains méthodologues diffusent des éléments de grammaire générative sans se préoccuper de savoir si ces données sont applicables à l’enseignement de la langue aux étrangers[litetooltip targetid= »litetooltip_1431851375627″ location= »top » opacity= »0.8″ backcolor= » #E54C3C » textcolor= »#ffffff » textalign= »center » margin= »5″ padding= »10″ trigger= »hover »]
Ceci est évident pour l’enseignement de l’anglais en France. Le phénomène a été moins prononcé en fle.
[/litetooltip]. Et ceci contribue à rendre la linguistique encore plus hermétique pour certains professeurs qui ne sont absolument pas formés à la linguistique et pour qui l’analyse structurale constitue un univers semé d’embûches. De manière générale, beaucoup de philologues (à l’époque, bien sûr) goûtent peu l’analyse reposant sur des critères linguistiques
- jugés abscons;
- dont les retombées en termes d’enseignement ne coulent pas de source. – Il n’est pas inutile de rappeler que les linguistes écrivent d’abord à destination d’autres linguistes et ne se préoccupent guère des états d’âme des pédagogues -;
- reflétant une pédanterie appelée à passer de mode.
La communication, objet de toutes les attentions.
Notre propos couvre une période charnière allant de la fin des années 60 à celle des années 70. En schématisant quelque peu, il est possible de considérer deux moments clé importants pour le monde du fle:
- le tout début des années 70 voit la montée en force de la sociolinguistique, l’énonciation et la pragmatique;
- la fin de cette même décennie est caractérisée par l’implantation de nouveaux courants portant sur l’analyse de discours et l’analyse conversationnelle.
Toutes ces nouvelles disciplines sont orientées vers différentes facettes de la communication langagière. Certaines l’explorent concrètement en mettant en œuvre les moyens technologiques de l’époque. Les domaines d’étude se recoupent et/ou se recouvrent fréquemment. Durant ces années, la linguistique se diversifie grandement à tel point que l’on va désormais parler de sciences du langage. Elle s’enrichit des apports de diverses sciences humaines et sociales où la communication est également devenue objet d’étude. L’interdisciplinarité s’impose. il s’ensuit parfois une certaine nébuleuse terminologique: certaines notions et termes sont marqués par l’ambiguïté, ils peuvent avoir des acceptions différentes selon les disciplines, sont approuvés par certains, réfutés par d’autres.
La sociolinguistique.
Elle exerce une attractivité très forte. Deux courants retiennent particulièrement l’attention.
L’ethnométhodologie initiée par Garfinkel s’intéresse à l’analyse détaillée des actions banales de la vie quotidienne. L’idée est la suivante: les individus sont des acteurs sociaux qui communiquent grâce à un fonds commun constitué d’un sens partagé et de savoirs pratiques. Le langage constitue un domaine d’observation privilégié ainsi que la conversation permettant aux individus de coordonner leurs actions et de leur donner un sens. Deux notions clé sont rattachées à ce courant:
- l’indexicalité: le sens d’un propos dépend toujours du contexte d’énonciation dans lequel il est produit: qui parle à qui, où, à quel moment;
- la réflexivité des pratiques sociales: tous les individus possèdent des représentations communes, une sorte de contexte global issu de la somme de leurs interactions. Ce contexte global de référence, garant d’un monde ordonné, d’un sens commun, pèse dans toute interaction. Dans le même temps, le contexte d’une interaction donnée influence les actions des participants.
L’ethnographie de la communication, sous l’impulsion de J. Gumperz et D. Hymes. Ce dernier qui voulait initialement étudier l’ethnographie de la parole a rapidement remplacé ce terme par communication. En effet, cela permet d’intégrer le caractère multicanal de l’acte de communication en ne se focalisant plus sur le seul aspect verbal. Et aussi de rendre compte de l’engagement des individus dans les relations sociales conformément à leur système de savoirs et de normes culturels. Le programme est extrêmement ambitieux. Sur le plan théorique, l’objectif constituer la communication en système culturel. Le domaine de recherches, très vaste, concerne l’étude comparative des comportements communicatifs dans diverses sociétés. L’approche est interdisciplinaire, mettant à contribution la linguistique, l’ethnologie et la sociologie.
Le courant pragmatico-énonciatif.
Nous les associons ici, leurs thèmes de recherches s’entrecroisant souvent.
L’énonciation est définie à le suite d’É. Benveniste comme « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation ». Tout énoncé (= tout produit d’une énonciation) porte la marque de son locuteur et de la situation dans laquelle il a été produit. Les travaux portent dans deux grandes directions
- les traces énonciatives du locuteur, son degré d’engagement, à travers les déictiques, les modalisateurs, certains adverbes, les temps et modes verbaux, le discours rapporté…
- les rapports entre énoncé et situation.
La pragmatique observe l’usage que font du langage des interlocuteurs engagés dans une situation de communication. Le langage ne sert pas qu’à décrire la réalité; il agit également sur elle. Dire c’est toujours faire. Quand je prends la parole, tout en disant ce que je dis grâce à un énoncé approprié, je réalise un acte: je promets, j’affirme, j’interroge, je menace, je mens, je félicite, je proteste, etc. Et ma parole produit un effet: elle suscite l’adhésion, la réprobation, l’enthousiasme, l’irritation, l’indifférence, etc. Le fle s’empare avidement de la théorie des actes de parole (2) développée par Austin et Searle. Et on ne compte plus le nombre d’articles en indiquant les valeurs: locutoire, illocutoire, perlocutoire.
Analyses du discours et de la conversation.
Deux autres pistes sont frayées pendant les années 70, qui débouchent sur des approches innovantes et d’autres méthodes d’analyse.
L’analyse de discours relève de la linguistique formelle. Elle lui emprunte sa méthodologie et son épistémologie pour analyser des textes produits dans des situations contraignantes d’énonciation (discours religieux, juridique, politique…) avant de se tourner vers la polyphonie, le discours rapporté, l’argumentation, les articulations du discours (cf. Les contributions de D. Maingueneau, O. Ducrot, J.-C. Anscrombre, E. Roulet…)
L’analyse conversationnelle traite des conversations orales ordinaires. Au départ, elle se réclame de la sociologie de Goffman et Sacks (ethnométhodologie). L’échange communicatif obéit à un certain ordre, il est structuré et organisé en séquences. Celles-ci s’organisent en fonction des tours de parole. Les participants à la conversation ont mutuellement intérêt à interagir et à coopérer, tant au niveau des échanges verbaux qu’à celui de leurs comportements non verbaux (cf. notamment les travaux de C. Kerbrat-Orecchioni, V. Traverso).
Le fle butine ça et là, fait son miel de ces diverses nouveautés et s’efforce de « pédagogiser » certaines notions alléchantes a priori afin de les rendre accessibles et opératoires aux professeurs et aux apprenants. Les méthodologues développent les pratiques fle orientées autour de la communication. Deux autres termes lui sont très vite associés (figure suivante). Ils font partie de ces notions délicates à cerner, dont le sens peut subir des modifications ou des nuances en fonction de la discipline, de l’école, du courant de rattachement.
Le discours.
Ce mot est proposé par G. Guillaume qui, quand il traite de l’opposition langue/parole, remplace le dernier terme par celui de discours. Il considère en effet que ce mot est plus explicite que parole qui renvoie plutôt à l’oral qu’à l’écrit. De nombreux linguistes lui emboîtent le pas. Discours est l’un des termes les plus difficiles à circonscrire en linguistique. Je n’en retiendrai ici que deux caractéristiques:
Le couple langue/discours n’est pas vécu en termes d’opposition mais d’interaction (3). Contrairement au discours, la langue n’est pas directement accessible. On ne peut la découvrir qu’à travers ses manifestations concrètes en discours. Il s’ensuit que la description de la langue passe nécessairement par ces manifestations discursives. A l’inverse, le discours n’est possible que parce que produit par le système de la langue. Cette interaction permet aussi de saisir qu’une évolution dans le discours peut produire un changement dans le système de la langue à un moment donné.
Le discours est la trace concrète d’un acte de communication. Il est utilisé pour
- transmettre l’information ;
- inciter le locuteur à l’action ;
- établir des relations interpersonnelles.
Dit autrement, le discours résulte de la mise en œuvre de procédés linguistiques dans le but de communiquer. C’est le résultat observable d’un acte d’énonciation. Quand un linguiste aborde un texte sous l’angle de ses conditions de production, il travaille sur un discours. S’il traite ce texte en analysant ses différentes unités, il travaille sur l’énoncé.
Discours est inséparable de contexte.
Le contexte.
Le fle intègre rapidement certains éléments du contexte dans ses pratiques, notamment tout ce qui se rapporte aux jeux de rôles. Le cadre spatio-temporel est défini, de même le statut et le rôle des protagonistes. La période qui va suivre, celle des Approches communicatives, va utiliser massivement ces éléments pour proposer plein d’activités censées refléter des condition de communication se rapprochant autant que possible de celles ayant cours dans la vie réelle.
Les rapports entre langue et contexte tels qu’exploités en fle sont consignés dans le tableau ci-après. A noter que les contraintes « psy » n’y figurent pas: les intentionnalités des uns et des autres, leurs relations, les objectifs poursuivis pas forcément identiques, l’évolution du sens au cours de l’échange discursif… Or ce sont ces données « internes » qui constituent le véritable moteur de l’interaction…
Le virage communicatif en fle.
Le monde du fle suit avec enthousiasme l’extraordinaire effervescence que connaissent la linguistique et les sciences humaines durant ces années. La didactique naissante est marquée par deux événement majeurs qui vont avoir un retentissement durable dans l’univers du français langue étrangère.
Un nouveau dogme: la compétence de communication.
Il s’agit de recentrer l’enseignement de la langue sur la communication avec comme objectif de développer chez l’apprenant une véritable compétence de communication.
Hymes désigne sous ce nom « la connaissance (pratique et non nécessairement explicitée) des règles psychologiques, culturelles et sociales qui commandent l’utilisation de la parole dans un cadre social […] La compétence de communication suppose la maîtrise de codes et de variables sociolinguistiques et des critères de passage d’un code et d’une variable à d’autres : elle implique aussi un savoir pragmatique quant aux conventions énonciatives qui sont d’usage dans la communauté considérée » (4). Le schéma ci dessous inspiré de Hymes montre que la compétence communicative [C] des acteurs est le point de convergence de 4 éléments agissant en synergie et synthétisant le linguistique, le sociologique et le culturel (5).
Une nouvelle bible: Un Niveau Seuil.
Cet épais document est publié en 1976 avec comme objectif la tentative de décrire ce qu’est une compétence minimale de communication en langue étrangère.
Cinq types de publics d’apprenants sont visés:
- touristes et voyageurs;
- travailleurs migrants et leurs familles;
- spécialistes ou professionnels quittant leur pays d’origine;
- enfants et ados apprenant L2 à l’école dans leur pays d’origine;
- grands ados et jeunes adultes.
Le principe directeur de 1 NS est le suivant : on peut déterminer les besoins langagiers d’apprenants en fonction des actes de parole qu’ils auront à accomplir
- dans certaines situations;
- envers certains interlocuteurs;
- à propos de certains objets ou notions.
Par conséquent, le choix du vocabulaire et des structures grammaticales est subordonné à l’acte et aux différents paramètres qui en commandent la réalisation.
1 NS se présente effectivement comme un gigantesque répertoire d’actes de parole, ou plutôt un inventaire notionnel – fonctionnel catégorisant les domaines de l’activité langagière se rapportant aux
- relations familiales;
- relations professionnelles;
- relations grégaires (de voisinage, de communication, d’amitié);
- relations commerçantes et civiles;
- fréquentation des médias.
Ce qui constitue un changement complet de perspective par rapport à la période précédente. Les contenus des enseignements vont désormais être élaborés (théoriquement) sur la base
- d’une grammaire notionnelle basée sur le sens (énonciation, sémantique);
- avec une progression fonctionnelle répondant aux nécessités de la communication – et donc pas nécessairement linéaire mais « en spirale » (sic)-;
- d’une mise à disposition d’actes de parole adéquats dans telle ou telle situation de communication.
C’est en tout cas le vœu pieux exprimé avec la publication de Un Niveau Seuil. Les Approches communicatives qui se profilent à l’horizon des années 80 vont-elles l’exaucer?
La réponse à cette palpitante question sera apportée dans un prochain article.
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(1) Théorie linguistique, article publié dans le français dans le monde (88), 1972, repris dans l’ouvrage coordonné par A. ALI BOUACHA La pédagogie du français langue étrangère Paris, Hachette, 1978, coll. F, p. 49-57.
(2) Certains opèrent une distinction entre acte de langage renvoyant aux potentialités logico-sémantiques de la langue et acte de parole référant à des facteurs extra-linguistiques inhérents à une situation de communication donnée: contexte, implicites, stratégies discursives employées, etc.
(3) Je m’inspire dans ce paragraphe du commentaire de G. Siouffi et D. Van Raemdonck p. 78 In: 100 fiches pour comprendre la linguistique, Rosny, Bréal, 1999.
(4) p. 106 In: R. Galisson et D. Coste Dictionnaire de didactique des langues Paris, Hachette, 1976.
(5) cité p. 60 par G.-D. De Salins Une introduction à l’ethnographie de la communication. Pour la formation à l’enseignement du français langue étrangère Paris, Didier, 1992.