Tout le monde sait ce qu’est une phrase. Cela fait partie des savoirs que l’école a implantés en chacun de nous. Et qu’est-ce qu’un énoncé? Un synonyme du terme précédant entend-on souvent dire. Pas exactement. Ces deux vocables renvoient à des réalités très différentes en linguistique du discours. Et aussi dans le monde du fle, ce que cet article s’attache à rappeler. Et à lever la confusion dans l’emploi de ces deux mots.
Deux conceptions de la linguistique.
La didactique du fle oscille dans un mouvement de balancier entre des linguistiques de type formel axées sur l’étude de la langue en tant que système et des linguistiques de type anthropologique étudiant les multiples emplois qu’en font les usagers dans la vie quotidienne.
Mon propos se situe dans la continuité de deux articles récemment parus. Le 1er a trait au déclin du structuralisme et le 2ème commente l’essor des linguistiques de la communication. Mon commentaire s’inscrit dans une double évolution
- celle de la linguistique qui utilise un appareillage formel de plus en plus exigeant et qui s’ouvre à d’autres courants;
- celle de la didactique qui s’intéresse de plus en plus à des considérations d’ordre social, ethnologique et sociopsychologique.
Le structuralisme, dont Chomsky est l’une des figures les plus en vue, est toujours très productif. Mais beaucoup de spécialistes de fle sont conquis par les apports de la sociolinguistique. L’un de ses courants, l’ethnographie de la communication représenté par Hymes, suscite l’intérêt avec notamment le concept de compétence de communication qui connaîtra la fortune que l’on sait.
Le tableau ci-dessous dispense de longs développements. Il synthétise les deux points de vue qui prévalent dans le monde du fle depuis le début des années 70, période où ces changements de perspective ont débuté.
D’après C. Baylon & X. Mignot (1991) La communication Paris, Nathan Université, p.253
Ce qu’est une phrase.
Un objet culturel.
On n’y pense pas forcément tout de suite mais c’est important. Tout le monde sait ce qu’est une phrase. Cela fait partie des certitudes empiriques. Une phrase, c’est quand il y a un sujet et un verbe. Ainsi, pour beaucoup de personnes, La porte! ou Au pied! n’en sont pas. Car une phrase est quelque chose de normatif, c’est le modèle du bien écrire ou du bien parler.
Un objet grammatical.
La phrase constitue l’unité maximale en linguistique structurale. C’est la plus grande unité, celle qui inclut toutes les autres. Les phrases s’enchaînent pour produire le discours. Un double problème se pose alors. Il n’existe aucune procédure linguistique de segmentation d’un discours en phrases ; pas plus que de combinaison de phrases en discours. Le linguiste structuraliste analysant un discours (ici: une succession de phrases) se trouve réduit à en dégager et décrire les phrases et syntagmes successifs.
Mais le linguiste structuraliste est un être plein de ressources. Quand il a affaire à un discours, il sait bien que les contraintes entre les différentes phrases ne sont pas d’ordre syntaxique mais exclusivement logico-sémantiques. Il a recours aux principes de
- cohésion, présente dans le discours par différentes marques telles que les pronoms, les anaphores, les connecteurs pragmatiques, les ellipses, les temps verbaux…;
- cohérence, interne, assurant le développement du sens tout au long du discours grâce à des méta-règles: répétition, progression, non-contradiction, relation…
Par exemple, le texte suivant
Le garçon s’est mis à pleurer
il s’est cassé le poignet
il est tombé de vélo
est formé de phrases grammaticalement correctes mais il est peu cohérent.
Par conséquent, une phrase est une combinaison de mots régis par des règles lexicales et morpho-syntaxiques. Cette définition est juste mais réductrice : pour qu’une phrase soit bien formée, il faut que les mots présentent entre eux une certaine affinité sémantique. Comparez
a) Les livres du prof sont sur le bureau
b) D’incolores idées vertes dorment furieusement
Les deux sont parfaitement conformes aux règles grammaticales du français. a) ne pose aucun problème; b) détonne (pour rappel, c’est l’exemple fameux de Chomsky).
Un objet qui a un sens.
Une phrase a un sens quand elle
- est lexicalement et grammaticalement bien formée;
- a un correspondant référentiel.
Mais la relativité existe, dans le monde réel comme dans les mots. Pour s’en convaincre, commentons l’exemple: elle a changé le baby. Spontanément, vous pensez que c’est une maman qui a mis des vêtements propres à son petit enfant. Mais à qui réfère elle: ce peut être une autre personne que la maman: sa soeur, sa mère, sa belle-mère, une amie, une infirmière… Car où se déroule cette scène: au domicile de la maman, de sa belle-mère, à la maternité? Et comment doit-on comprendre a changé: s’agit-il d’habiller l’enfant avec du linge propre ou bien l’infirmière a-t-elle mis le bébé dans un autre berceau (par erreur, malveillance?..). Au tour du baby à présent. Vous supposez naturellement qu’il s’agit d’un bébé. Mais ce mot a un autre sens: baby désigne un whisky d’une demi-dose servi dans un café ou un bar. Ce qui change tout! Qui est elle: la serveuse, une amie, une inconnue, la belle-mère? a changé veut-il dire: a renouvelé la même boisson ou bien a proposé une autre marque. Et où se déroule cette scène, dans le bar sélect d’un hôtel, dans un bouge infâme… Baby a un autre sens, il désigne une chaussure basse à bride. La donne est à nouveau modifiée: est-ce Cendrillon -ou la belle-mère- quittant le bar et obligée de mettre une autre chaussure, etc. etc.
Ce commentaire illustre ce qu’est une phrase. C’est une unité ordonnée et cohérente de mots soumise à des règles spécifiques de construction propres à une langue donnée. Elle a un sens stable, grammatical ou encore littéral. Ce sens est prévisible en langue. C’est ce qui permet de la traduire dans une autre langue. Pensez aux exercices de thème du lycée ou en fac.
Mais la phrase ne correspond à aucune réalité, son sens est indépendant d’une quelconque situation. C’est une simple construction linguistique qui peut se répéter à l’infini.
Ce qu’est un énoncé.
Le résultat observable de l’énonciation.
La différence entre les deux termes apparaît dans le tableau suivant:
forme active | participe passé | |
---|---|---|
verbe énoncer | énonciation | énoncé |
Processus ayant pour aboutissement l’énoncé | Produit, résultat d’un acte |
Dans la vraie vie, les gens échangent non pas des phrases mais des énoncés. Ils manifestent en cela leur compétence linguistique et communicative. Les énoncés sont des phrases en situation c’est-à-dire produites à chaque fois dans des circonstances et un contexte particuliers. C’est cela qui caractérise l’énonciation en tant que processus unique, qui ne peut être reproduit.
Prenons un nouvel exemple, celui d’un médecin qui a pour habitude de systématiquement employer la même phrase avec tous ses patients dès qu’il les voit: Alors, comment allez-vous aujourd’hui? Cette phrase, parfaitement compréhensible, marque la compassion du médecin -en même temps qu’un tic de langage comme nous en avons tous-.
Au cours de la journée (pour faire bref), le médecin dit la même chose à chaque patient. Il produit la même forme mais la situation d’énonciation est différente à chaque fois: ce n’est pas le même patient, le même moment de la journée, le même lieu -cabinet privé, hôpital, domicile d’un malade, rencontre dans la rue, etc-. Ce ne sont pas non plus les même conditions psychologiques: le médecin peut compatir comme être agacé par un hypocondriaque ou un tire au flanc, indifférent, pressé parce qu’il a faim, inattentif en raison de problèmes personnels… Le patient peut être intimidé, inquiet, irrité, etc.
Phrase et énoncé.
L’exemple précédant permet de définir un énoncé comme étant une occurrence spatio-temporellement localisée d’une phrase. L’énoncé est du domaine de l’effectif. D’où la distinction couramment opérée en linguistique et en pragmatique entre
- la phrase comme une suite de mots organisés selon les règles syntaxiques;
- l’énoncé comme la réalisation d’une phrase dans une situation déterminée.
Ce qui permet de constater que
- la phrase est une structure hors emploi correspondant à une infinité d’énoncés en contexte;
- les différents énoncés d’une phrase peuvent avoir des sens très différents. C’est vrai pour les énoncés du médecin si on fait intervenir le contexte psychologique, relationnel, social…
L’énoncé défini comme le résultat de l’énonciation peut être envisagé de deux manières dans certains courants linguistiques où il est considéré comme
- énoncé-occurrence : c’est le résultat particulier de l’occurrence d’une phrase;
- énoncé-type: c’est l’ensemble des caractéristiques communes associées aux différentes occurrences de la même phrase.
Ce qu’est l’énonciation.
L’énonciation mobilise les capacités linguistiques et communicationnelles d’un individu. Ce phénomène dynamique peut être appréhendé à deux niveaux:
- Une conception linguistique de l’énonciation met l’accent sur toutes les opérations qui s’opèrent dans le chef d’un individu afin de rassembler un ensemble de représentations communiquées grâce à un énoncé approprié. Cela va de la planification verbale en passant par les intentionnalités et n’est pas observable directement. Ceci est du domaine notamment de la pragma- et de la psycho- linguistique;
- une conception discursive de l’énonciation s’attache à analyser un événement se déroulant dans une situation particulière où de nombreuses données interviennent: le cadre spatio-temporel, relationnel, psychique, social, etc.
La figure suivante est une tentative d’illustrer ces deux moments inter-corrélés du processus d’énonciation. Elle va servir de repère pour notre démonstration.
Dans cette optique, il peut être intéressant de distinguer entre une
- situation d’énonciation: système de coordonnées abstraites, associées à toute production verbale ;
- situation de communication : contexte effectif d’un discours.
Sur le plan terminologique, beaucoup de linguistes distinguent la signification de la phrase du sens de l’énoncé:
- la signification de la phrase est le produit de la compétence linguistique d’un individu;
- le sens de l’énoncé correspond à la signification de la phrase plus les indications contextuelles, situationnelles telles qu’analysées par la compétence pragmatique de cet individu.
Certains énoncés ne peuvent être compris que si l’on rajoute de l’information non linguistique (contextuelle) à l’information linguistique qu’ils véhiculent. Un exemple très simple: si je me trouve dans une bibliothèque devant une table recouverte de livres et m’adresse à un groupe d’étudiants en affirmant c’est vous qui avez posé ce livre là, il me faut regarder précisément la personne indiquée par vous et désigner l’ouvrage pointé par ce pour lever toute ambiguité par rapport à ceux qui sont posés sur le meuble: là.
Tout individu interprète un énoncé grâce à un processus inférentiel, soit une succession d’opérations logiques permettant de passer d’une proposition à une autre par déduction, induction ou généralisation. Dit autrement, ce sont des informations nouvelles, des conclusions provisoires susceptibles de se modifier tout au long de l’échange communicatif en fonction de l’évolution de la situation, des intentionnalités des protagonistes, de ce que l’on appelle parfois leur univers de croyance. Et on rejoint ici l’un des grand défis de la pragmatique: parvenir à expliquer pourquoi un locuteur choisit un mode d’expression non littérale pour énoncer quelque chose et comment l’interlocuteur parvient à comprendre une énonciation de manière non littérale.
Certaines théories cherchent à expliquer le fonctionnement des principes à l’origine de la recherche des informations non linguistiques. On peut se tourner vers les travaux de Ducrot et Anscombre sur les présupposés, les non dits et les sous-entendus. Certains chercheurs ont associé leur nom à des principes ayant fait l’objet de nombreuses recherches:
- le principe de coopération de Grice: « que votre contribution à la conversation soit, au moment où elle intervient, telle que le requiert l’objectif ou la direction acceptée de l’échange verbal dans lequel vous êtes engagé »
- le principe de pertinence de Sperber et Wilson: « Tout acte de communication ostensive communique la présomption de sa propre pertinence optimale ».
Nous entrons ici dans un autre univers dans lequel, lecteur, je ne vous entrainerai pas.