Les rapports entre la MVT et le théâtre. Ou encore, pour un théâtre affectif en didactique des langues. 2ème partie d’une très pénétrante exégèse proposée par José Sobrecases, metteur en scène et acteur, mais aussi praticien averti de fle et de phonétique corrective.
Auteur invité du Blog
Du corps parlé au corps parlant.
1. La scène didactique (en DLE) aujourd’hui s’appuie sur le corps théâtralisé pour définir un itinéraire personnel et collectif d’apprentissage d’une langue étrangère. Dans le droit fil des apports de Gubérina, nous (pro)posons que l’apprentissage d’une langue étrangère sur la scène affective se fonde sur le même itinéraire que fait l’enfant lors de l’apprentissage de sa langue maternelle. Hypothèse à laquelle les écrits de psychanalystes ou psychopédagogues peuvent donner crédit.
2. Cette hypothèse ne part pas de rien. Au plan didactique, nous avons déjà signalé que le corps et la dramatisation « affective » (nous reviendrons plus bas sur cette notion majeure) semblaient déjà comme en socle dans les écrits théoriques pour pouvoir constituer le fondement de liens didactiques et pédagogiques extrêmement féconds entre la MVT et le théâtre. La méthodologie SGAV (MVT « première génération ») « portait en germe la plupart des concepts qui devaient s’épanouir dans les décennies qui ont suivi : approche communicative et cognitive, authenticité, centration sur l’apprenant et développement de l’autonomie de celui-ci » 1 Mais, redisons-le, peu d’exploitation de ces potentialités ou alors des pratiques (dialogues et mises en situation) n’ayant que peu de rapport avec le réel.
Et c’est ici qu’il faut parler – à titre de reconnaissance de dette – des chemins de traverse dessinés dans la réalité des pratiques de classe, dire ces expériences, tentatives et modélisations qui, au fil des interrogations et des embrouillaminis et prenant en compte les notions d’authenticité et d’objectif communicatif que les Approches Communicatives (AC) avaient introduites, ont voulu combler le décalage entre des objectifs affirmés jusque-là (qui mettaient l’accent sur la situation, le dialogue, l’échange) et les moyens que l’on se donnait (dialogues édulcorés en situations neutralisées).
Nous voulons nommer et décrire précisément deux expérimentations des techniques théâtrales en classe de FLE : la Dramatisation (P. Intravaia) et L’Esthétique théâtrale (Giselle Pierra); insister aussi et surtout sur le fait que ces modélisations sont remarquables dans le sens où ces expériences revendiquent de se situer, chacune à sa manière, à la confluence des principes de la MVT et des Approches Communicatives.
3. D’abord la Dramatisation de Pietro Intravaia.
Avec l’utilisation de techniques dramatiques, Intravaia entend assurer la « prise en charge de la compétence audio-phonatoire» à l’intérieur de « l’itinéraire verbo-tonal», processus pédagogique qui s’inscrit dans
(…) deux grandes phases : une phase d’appropriation des acquisitions, qui correspond au travail audio-phonatoire, à l’élucidation du sens et à la mémorisation/dramatisation du dialogue, et une phase de production, c’est-à-dire d’exploitation et de réinvestissement des acquis dans des situations de moins en moins contraignantes. Cette deuxième phase constitue l’objectif terminal de la leçon2. La « première phase d’exploration » a pour objectif de provoquer « une prise de conscience par l’intérieur du phénomène de surdité auditive associé à l’apprentissage d’une langue nouvelle »3 et pour premier résultat de convaincre « de l’importance de la prononciation, du travail phonétique à partir de la restructuration de la perception auditive et du rôle du verbo-tonaliste dans ce processus« 5.
Ici, le travail du corps – au service de la correction/mémorisation – va reposer sur le recours aux « techniques d’expression et de communication non verbales et verbales », comme la « libération de l’expressivité par l’investissement corporel, la polysensorialité, l’utilisation du mime, le rythmico-mélodique, la voix, l’occupation de l’espace »5. Notons aussi que cette phase de correction phonétique est liée ici indissociablement à la mémorisation, cette dernière visant à « modéliser les productions et à stimuler l’appropriation des acquis par le recours à la mémoire corporelle et musicale ».
Ce processus de mémorisation, accéléré grâce au travail du rythme et de l’intonation, vient aboutir « au passage à la dramatisation comme étape préalable à la représentation théâtrale« . C’est-à-dire que les apprenants « s’apprêtent à jouer le dialogue de la leçon sans le support de l’image« , gage de « l’apprentissage graduel de l’autonomie langagière, qui débouchera à terme sur une libération progressive de la créativité et de la communication non verbales et verbales« 7
Puis vient le moment de la « dramatisation devant écran« , « représentation théâtrale » que P. Intravaia nomme « jeu de la situation« , sorte de dramatisation où chaque scène est « exposée au regard des autres« . Et à ce stade, l’utilisation de techniques théâtrales comme moyen d’apprentissage d’une langue seconde fournit à l’apprenant une occasion de se mettre dans une situation linguistique proche d’un séjour dans le pays de la langue étudiée (même si, bien sûr, elle ne le remplace pas).
Soulignons l’exemplarité de cette démarche pour souligner qu’elle manifeste la recherche d’une synthèse entre une appréhension complète de l’acte de communication, érigée en objectif majeur:
Ce processus (permet) dès le départ de mesurer l’omniprésence du corps, du mouvement et de l’espace dans le processus d’enseignement/apprentissage de la communication en langue étrangère. La participation corporelle, l’appréhension du mouvement et de l’espace se sont avérées des outils indispensables à la construction du sens, des soutiens appréciables de la mémoire musicale, des incitateurs de prises de parole et plus tard, lors des jeux de rôles et des exercices d’expression libre, des stimulants de la créativité et de la communication 8.
… avec l’utilisation des outils et procédés de correction verbo-tonaliste :
La contraction ou l’affaissement du corps pour la correction de l’hypo ou de l’hypertension consonantique, l’appréhension de la structure rythmique par la pression tactile sur le bras ou sur l’épaule de l’étudiant, le ralentissement ou l’amplification des mouvements corporels pour la sensibilisation aux modulations intonatives inter et intrasyllabiques, le chuchotement à l’oreille de l’optimale corrective. Cette modélisation de la dramatisation telle que la décrit Pietro Intravaia pourrait bien constituer la formulation « canonique » d’un procédé d’apprentissage cher à la méthodologie SGAV, même s’il semblerait que les verbo-tonalistes aujourd’hui n’y recourent qu’avec parcimonie, en tout cas sur le plan des procédés de correction phonétique.
Notons cependant que cet espace du « mentir-vrai » (comme dit Aragon) réclame des acteurs (nous y reviendrons) qui soient capables de recréer et d’éprouver, dans leur chair, des émotions qui vont modeler les actes. C’est dire si la conception de l’espace scénique et ses conséquences sur la comparution de personnages et de situations dramatiques se révèlent essentielles pour permettre pareille extension. C’est également poser que le théâtre et les techniques théâtrales seraient peut-être envisagés plus pour eux-mêmes, en faisant jouer à plein les lois artistiques, et moins pour une dérivation vers un objectif didactique et pédagogique. Grand débat entre d’abord l’Art ou d’abord la pédagogie …
C’est enfin s’interroger sur le cheminement par lequel l’apprenant « ingère » et fait siennes les formulations « correctes » ( ?…). Si l’on affirme comme le font les verbo-tonalistes que c’est le corps (de l’apprenant) qui parle en tant que support d’émotions, c’est alors ce corps qui devient outil d’apprentissage, par lequel « l’apprenant s’approprie la réalité ». Or la nature et la constitution du lien entre la mémoire du corps et une mémoire à long terme (qui est censée faciliter l’ancrage et le réemploi) reste encore une sorte d’énigme brûlante dans les mains du didacticien.
Les questions/réponses sont multiples, et pratiquement chaque pédagogue possède son bréviaire et ses in/certitudes.
4. Gisèle Pierra a pour sa part expérimenté un autre itinéraire d’apprentissage d’une langue étrangère par l’utilisation de techniques théâtrales : l‘esthétique théâtrale.
Inaugurée avec une thèse (1990), sur le théâtre dans l’enseignement du français langue étrangère, la trajectoire de « L’esthétique théâtrale en langue étrangère » 10 marque incontestablement une étape importante de l’utilisation du théâtre et des techniques théâtrales en didactique du FLE. Dans cet itinéraire d’apprentissage, le théâtre est susceptible d’offrir un espace entre les cultures, entre les langues, à destination des étudiants de diverses cultures qui, en création collective guidée par l’enseignante et grâce à une intersubjectivité maximalisée, travaillent créativement leur gestuelle et leur parole dans la confrontation à des textes pour aboutir à la réalisation d’une mise en scène 11.
Cette trajectoire didactique est donc clairement placée sous le signe du Théâtre, art et discipline spécifiques (texte / mise en scène / représentation), « par des rencontres sensibles« , lisons « créatives », avec « des œuvres de la culture » (pièces et poèmes de tous les siècles). Ici, c’est bien le sujet parlant, déjà au cœur du débat didactique depuis plusieurs décennies, qui est au centre de « la rencontre créative du corps, de la voix et des œuvres« . Insistons, comme elle le fait, sur cet accès à la parole dans une langue/culture nouvelle : c’est une « subjectivation artistique de la parole (…) susceptible d’enrichir la relation d’enseignement/ apprentissage du langage et des langues« 12, dans une démarche personnelle et intime, « la voie des sens » du sujet; et c’est bien cette subjectivité « maximalisée » qui va contribuer à « produire des émotions par le rapport actif aux paroles d’une œuvre mise en situation« 13, émotions qui formeront passage et entrée de la langue et dans la langue.
Cette scène est nourrie par le langage du corps : « matière première » de l’apprenant-acteur, sur lequel un « travail » est nécessaire pour qu’il puisse acquérir cette « plasticité » qui permettra l’advenue du « langage scénique » (échauffement, massages, exercices de cohésion du groupe, marches d’occupation de l’espace). Puis le « son » survient dans ce corps désormais disponible, « devenu premier » 14 : posture au sol, bien relaxée, assise ou couchée et face au regard du groupe.
Et le son devient parole : celle-ci vient du « corps dynamisé » et transforme l’apprenant en « personnage parlant« , en acteur par son exposition au regard public. Ainsi peut naître cette parole spontanée, « débloquée » par le personnage et la scène, et apparaître en « interlangue« , outil « très subjectif » de désinhibition. Alors le texte, qu’il soit dramatique ou poétique, peut alors « entrer en jeu » comme « ressource subjectivante du langage« . Ce sont par exemple des exercices de « lecture circulaire (…) adaptés aux problèmes de prononciation des étudiants par le travail de la vitesse élocutoire, l’exagération de la syllabation, la pause, l’adresse, la construction de groupes rythmiques ». Travail donc sur la « matérialité du texte » qui peut alors se distribuer / se déconstruire polyphoniquement pour une « reconstruction coopérative » et subjective, aussi bien sonore que rythmique en liaison avec les mouvements du corps. C’est l’appropriation individuelle et collective qui noue apprentissage théâtral et apprentissage d’une langue étrangère.
Cette valorisation de la matérialité du texte suppose que cette appropriation bannisse tout psychologisme, à l’instar de ce qui a lieu dans les courants actuels du théâtre contemporain – et principe déjà affirmé par Louis Jouvet 15 c’est-à-dire de ne pas jouer le sens des mots, ce sens étant « une construction du spectateur et non de l’acteur.« 16
Enfin, La représentation, transmission « à des publics-classes comme à des publics élargis », constitue la vocation et l’aboutissement de la « parole esthétique imprégnée de subjectivité« ; l’espace-classe se transforme : (il devient) à la fois atelier de théâtre et atelier de langages grâce à une communication double en langue étrangère, « intersubjective grâce aux échanges de l’atelier dans l’interlangue en évolution et grâce à la communication théâtrale, asymétrique, du fait de l’œuvre et du public 17
Ainsi c’est bien le Théâtre qui va « ouvrir le sujet à la langue/culture en le laissant naître à son désir de parole. Tout langage est un faire intersubjectif ». Et l’hypothèse de G. Pierra, très solide et étayée par de nombreux travaux et une longue pratique, peut donc être résumée ainsi :
La co-action de ces deux types de communication, chacune intersubjective à sa manière, dans le texte et hors du texte, suscitera chez l’apprenant, une désinhibition, une motivation, une altérité, un désir et un plaisir d’expression tels que des apprentissages pluriels d’ordre théâtral, langagier, linguistique, culturel, et interculturel ne manqueront pas d’avoir lieu par un intense travail à la fois verbal et gestuel modificateur de soi 18.
Cette hypothèse très séduisante s’appuie à l’évidence sur une vision et une pratique tout à fait contemporaines de l’art du théâtre. Elle laisse cependant incertaines à notre sens les réponses à quelques questions : l’auteure pose la représentation comme point nodal de cette rencontre avec soi-même et avec l’autre, et de ce fait, même si elle s’en défend par anticipation, les risques ne sont pas nuls que, chez des praticiens moins avertis que Pierra, les lois de la scène et de « l’adresse au public » deviennent brutalement si exigeants qu’ils emportent tout sur leur passage y compris l’objectif pédagogique – certes il peut bien même ne pas s’agir d’une domination verticale et totalisante, mais d’une primauté horizontale, de territoire, d’envahissement, car telles sont les lois du théâtre qu’elles ne supportent la demi-mesure.
D’autre part, la visée de l’émergence d’un personnage, fût-il collectif et polyphonique, et de ce fait même mis à distance de tout psychologisme, implique une maîtrise de l’art du théâtre et de cette polyphonie précisément recherchées (un peu comme si la construction de cette polyphonie, ou cet art de l’acteur, en impliquait la maîtrise préalable … ). Ce qui peut se révéler problématique chez des apprenants qui ne sont précisément pas des acteurs. Ajoutons aussi que tous les didacticiens et pédagogues n’ont pas la même connaissance du fonctionnement de la scène de théâtre …
La question du corpus d’apprentissage pourrait également prêter le flanc à la critique dans la mesure où la mise en place d’un espace-classe et de procédures relevant du « non-quotidien« 19 repose sur des principes qui, au contact de la réalité d’un acte communicatif en situation « quotidienne », « non protégée », devraient subir la même épreuve d’ancrage dans la mémoire à long terme et de réemploi que pour la dramatisation vue plus haut chez Pietro Intravaia.
Enfin, la persistance et risque de fossilisation de cette interlangue, imprégnée « d’extrême subjectivité » et installée douillettement au plus profond du sujet, dans cette zone de confort du « nid groupal » lisseur de conflits, est une autre question que, pour notre part, nous avons un peu de mal à évaluer.
Ces questions posées, il reste que l’itinéraire tracé par Gisèle Pierra est tout à fait essentiel par sa connaissance très fine des mécanismes de l’actio théâtrale, et qu’il constitue, à notre sens, l’expérience la plus aboutie à ce jour de mise en place d’une didactique d’apprentissage d’une langue intégrant les apports du théâtre contemporain, en particulier à propos du fonctionnement de l’espace-classe et du statut de l’acteur (en particulier son rapport au corps et au verbe).
5. Mais pour acérées et tout à fait fondées sur une pratique de classe aboutie qu’elles soient, ces deux expérimentations décrites ci-dessus laissent à notre sens encore beaucoup de questionnement sans véritable(s) réponse(s), du moins satisfaisante(s) à la fois sur le plan théorique comme sur le plan didactique.
Elles traduisent de manière très pénétrante, chacune à leur manière, une réflexion sur l’enseignement, la langue étrangère et le théâtre : chez l’un, la dramatisation est un outil d’enseignement de la langue ; pour l’autre, c’est la langue étrangère elle-même qui devient moyen artistique d’appropriation de cette langue seconde et de la culture qu’elle véhicule. Mais peut-on pour autant écarter tout risque d’instrumentalisation ? On pourrait, au premier abord, prendre en compte le « dosage », et considérer qu’en cas de mise en œuvre d’une représentation publique par exemple (avec d’autres phénomènes et expériences qui entrent alors en jeu : trac, présence de public, mémorisation), la situation du théâtre serait d’autant moins servile que l’exigence théâtrale deviendrait plus prégnante. Mais rien n’est moins sûr… Et ajoutons que ces questions sont encore un peu plus complexifiées par le fait qu’être linguiste, didacticien, pédagogue, metteur en scène impliquent des connaissances et recouvrent des expériences très différentes les unes des autres, et que le passage de l’une / des unes à l’autre / aux autres ne va pas sans poser des problèmes de légitimité et de transfert.
6. A ce stade de la réflexion, nous souhaiterions plutôt nous tourner vers les neurosciences que notre dette intellectuelle inclut également, depuis les travaux de pionnier de Wallon (1934, 1938) aux passionnantes recherches d’Antonio Damasio, qui a mis en évidence le rôle essentiel – voire premier – des émotions dans le développement de l’Homme : “Au commencement était l’émotion, mais au commencement de l’émotion était l’action” (Damasio, 2003).
Mais ce sont surtout les conséquences qui nous vont nous importer ici et leurs implications sur une pratique didactique de l’Art du Théâtre. Pour schématiser encore à l’extrême une veine de pensée extrêmement riche – et que le lecteur veuille bien pardonner les approximations du “théâtreux” aventuré dans mille périls sur l’océan de la recherche en neurosciences …, de ces immenses travaux récents nous lisons à notre profit que
- 1. “Les sentiments pénétrer dans l’arène de l’esprit et influencer les opérations” (…) et même “(donner) lieu à l’émergence d’une prévision et à la possibilité de créer des réponses qui sont nouvelles et non stéréotypées” (Damasio 2003). Et ainsi, il n’est plus nécessaire que la situation soit réelle, “l’origine de l’émotion peut-être une représentation, une évocation au niveau du système nerveux”.
- 2. que “c’est toujours un corps éprouvé qui connaît, c’est d’abord un corps éprouvé qui connaît, c’est- à- dire un corps affecté dans sa chair à la fois du fait de son histoire et par la situation et un corps qui affecte, un corps affectif et affecté”20
Que faut-il en tirer comme viatique ? D’abord que l’émotion, c’est de l’affectif en situation, une réponse, une échoïsation. Et bien que ce dernier terme soit discuté par beaucoup d’auteurs, il permet de se faire une idée du processus d’apparition d’un comportement adapté à une situation donnée (Damasio, 2003), « chair du monde intriquée dans la chair du corps »21
Mais c’est également le corps affecté, éprouvé qui à la fois dit et est dit par l’émotion ; cette notion fonde la définition de la situation dramatique : un état de fait qui ne va pas de soi. La situation dramatique réclame un ou des personnages pris dans une tension avec un autre personnage, présent ou absent ou bien un élément environnant, élément du décor par exemple, etc. Il s’agit ici d’une tension dramatique, que l’on peut rapprocher d’une tension affective, de l’ordre d’un « empêchement de faire, de sentir ou de penser» 22,23 C’est cette tension qui fait naître l’émotion dynamique – le mot drama signifiant en grec action ; ici retour à Damasio. Et ce sont ces propositions que déjà au début du XVII ème siècle les Exercices spirituels du Théâtre des Jésuites et que le Geste Baroque avaient érigées en principe didactique chez les uns et principe artistique pour l’autre.
7. La fonction didactique du théâtre avait été affirmée très clairement dès la Renaissance, inaugurant une période qui va jusqu’à nos jours au cours de laquelle le théâtre est associé à l’apprentissage des langues; mais ce sont surtout les Jésuites qui, dans leurs écoles et collèges, vont, au travers des Exercices de théâtre, amener la scène didactique à un degré d’appréhension intellectuelle et didactique d’une très grande profondeur. Les « Exercices didactiques », sortes de modèles (des « pattern« , des « patrons » dirait-on aujourd’hui en didactique), sont des séquences théâtrales que l’ordre des Jésuites avait mis en place pour aguerrir les élèves à l’apprentissage des scènes de la vie du Christ :
De 1579 à 1762, du lendemain de la création de l’ordre jusqu’à sa dissolution en France, les jeunes qui passent entre leurs mains, issus des meilleures familles de la noblesse et de la bourgeoisie, montent sur les planches pour déclamer en latin ou dans leur langue maternelle 24
Nous insistons sur la portée intellectuelle considérable de cette dissertatio de actione scenica parce qu’elle fait écho à nombre de questionnements actuels, en particulier ceux posés par la « représentation » dans une visée didactique : la réflexion sur le cadre didactique (l’espace / le décor) / « l’objet », c’est-à-dire le répertoire (transposons : le corpus de textes ou phrases en MVT) abordé et son rapport au réel (archétype / allégorie) / notion de « troupe » (traduisons : la notion de travail en groupe : apprentissage, représentation, correction par les pairs) / la question du public (le « trac » lorsqu’il faut passer du « faire-semblant » au « pour de vrai ») / la question de la « vérité » et les sentiments (lisons : identification ? répétition ? imitation ? …) et cette différence – capitale – entre l’actor et l’histrio (c’est-à-dire quel effet moral, psychique et intellectuel le personnage est-il susceptible d’exercer sur l’acteur dans l’optique de l’acquisition du savoir) / l’extra-dramatique, etc.
Mais c’est la question centrale de la construction du savoir qui nous intéresse ici : « la voie des sens » et « la loi des affects« , disent les Jésuites 25.
Le recours au sensible, à l’affect dirions-nous aujourd’hui, le théâtre des Jésuites26 en fait sa pierre de touche de la construction d’un savoir : l’apprentissage passe par la voie des sens, « la médiation des sens« , c’est-à-dire « entendre et connaître par images sensibles qui passent par la porte de nos sens et frappent notre imagination27« . L’apprentissage sur la scène didactique doit « toucher premièrement (les) sens davant que de passer en l’esprit » 28 : seul ce qui passe par les sens peut être compris.
Le second soubassement de cet apprentissage repose sur l‘ancrage dans la mémoire affective : il consiste en ce que ces données emmagasinées par les sens extérieurs vont être fixées (ancrées) par le sens commun intérieur qui en effectuera le discernement et en fixera une image (« species« ), un « contenant », une enveloppe (Cf. l’image sonore de Régine Llorca) qui pourra être retrouvée « sans même que l’objet ait été réintoduit par une perception extérieure renouvelée »29 Ce sont ces species compositae (ces images composées) qui vont perdurer en une sorte d’image finale y compris même en leur absence.
Les « Exercices spirituels » (1558) d’Ignace de Loyola30 sont donc des exercices de fiction vraie (quelle belle définition du théâtre), mises en situation dans lesquelles tous les sens sont systématiquement explorés et exploités par l’intermédiaire de la repraesentatio, la représentation sensible intériorisée : la grotte de la nativité, était-elle « grande, petite, basse ou élevée … ?. Nous ne sommes pas très loin de l’injonction de Stanislavski31 qui demandait à ses acteurs de mettre au travail leur mémoire affective.
Et ces exercices nous en apprennent beaucoup sur l’apprenant-acteur. Le théâtre des Jésuites des 16ème et 17ème siècles a redonné vigueur à cette distinction que Cicéron et Quintilien avaient déjà faite : il y avait les istri 32 sorte de danseurs-balladins; et les actores, (de agere, faire, entreprendre), chez lesquels la mimique, au lieu de rester, comme en Grèce, au service de la déclamation, prenait le pas sur celle-ci33. »
L’actor agit : le voilà donc, notre apprenant-actor, incarnant ce précepte cicéronien : « L’action est pour ainsi dire l’éloquence du corps« , investi de tout ce qui relève de l’incarnation du discours, « tout ce qui permet de le rendre sensible aux oreilles (la voix) et aux yeux (le geste)« .
Quelle sorte d‘acteur est donc l’apprenant ? Sur cette scène de théâtre affectif, il est l’actor a l’œuvre dans son travail de discernement et de fixation, celui qui agit (à la différence de l’histrio), pour pouvoir fixer / ancrer cette image.
De ces principes, le « philosophe-pédagogue », Philippe Meirieu34 en dessinera l’actualité et les prolongements, lorsqu’il décrit la pédagogie ignacienne et cette « école » de la maîtrise de soi, du corps et de la voix :
Dans cette tradition, si l’on fait du théâtre, ce n’est pas, d’abord, pour donner des « représentations, c’est pour acquérir le sens de ce qu’est un geste, articulé à une intentionnalité et donc à une conscience. Il faut pour cela, maîtriser le corps et la voix par l’exercice régulier35.
Et le dramaturge allemand Bertolt Brecht se souviendra lui-aussi de ces « Leçons de théâtre » lorsqu’il écrira ses Lehrstûcke, pour: porter à la scène non « l’extraordinaire » comme c’est l’usage dans la tragédie mais bien « l’ordinaire », « le quotidien »« 36 , (…) non pour un nouveau « public », mais avec de nouveaux « usagers » (qui) sont invités à jouer plutôt qu’à voir, comme à faire plutôt qu’à sentir : en résumé à pratiquer le théâtre, et ceci comme une école de pratique37.
En résumé, pour cet actor, c’est l’application des sens qui permet la transposition. Féconde leçon : « L’infériorité de la prédication par rapport à la scène trouve enfin avec les jésuites le soubassement profond qui lui était nécessaire« 38. Soubassement transposable selon nous à la didactique des langues : cette transposition qui permet l’ancrage à long terme, qui perdure même en l’absence du stimulus originel, il est nécessaire de l’inscrire dans la mémoire affective.
Reste à trouver le lien entre cette mémoire affective et le corps parlant : comment s’opère le passage ? Les exercices ignatiens reposaient sur la répétition intérieure qui permettait à l’objet de se graver, méthode de méditation visuelle intérieure (avec rôle privilégié du « directeur de conscience »).
Ce passage des sens au corps pour l’apprenant d’une langue étrangère, nous pensons qu’il se trouve décrit dans « le geste baroque« .
8. Nous voudrions évoquer ici les travaux d’Eugène Green39 qui, dans son essai La parole baroque40, montre comment, dans le théâtre baroque (1550 -1750), la parole se fondait sur une énergie inscrite dans la matière même de la langue.
Dans son entrée « Déclamation », L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert reprend une citation de Cicéron : « Chaque mouvement de l’âme a son expression naturelle dans les traits du visage, dans le geste, et dans la voix ». L’interprétation baroque reposait sur un code artistique très précis concernant le rythme, l’accentuation et la prononciation; il prenait pour fondement le refus de psychologisme verbal ou gestuel de l’acteur pour le remplacer par l’intériorité, introversion capable de générer une énergie, qui n’est pas d’origine mentale, mais s’apparentant plutôt au registre de l’émotion, « l’énergie que la parole dégage en chacun41 «
La parole est un moyen de libérer cette énergie intérieure, mais je ne veux pas que les acteurs cherchent à donner, à faire des effets psychologiques … (ils) passent par l’intellect et coupent l’énergie … Je leur demande de faire toutes les liaisons possibles, même celles qui ne se font jamais dans la langue parlée pour que cette langue française, leur langue maternelle (des acteurs de ses films), tout en restant une langue familière et essentielle, qu’elle ait quelque chose d’étrange, de décalé, qui les empêcherait de faire des expressions psychologiques« 42
Ainsi, dans cette dialectique du geste et du corps, faire naître et savoir utiliser cette énergie revient à « mettre en cohérence la gestuelle et l’esprit » : « L’acteur doit maîtriser à la fois son être spirituel et corporel« , c’est à dire ses affects et son corps »43 L’utilisation « maîtrisée » du corps revêt de ce fait une grande importance : mettre en valeur les affects.
C’est encore l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (regardant mourir les derniers feux du théâtre baroque) qui précise :
Le geste au Théâtre doit toujours précéder la parole : on sent bien plutôt que la parole ne peut le dire, et le geste est beaucoup plus preste qu’elle; il faut des moments à la parole pour se former et pour frapper l’oreille; le geste que la sensibilité rend agile, part toujours au moment même où l’âme éprouve le sentiment.
Voilà donc que se précise la fonction du mouvement et du geste : le geste est là pour renforcer la parole, pour lui donner plus d’énergie et de clarté. Le geste correspond donc à une parole précise, mais il la précède. La gestuelle baroque est un « art du geste (…) porte principale de la prononciation« 44.
Ce passage des sens au corps, c’est bien le mouvement qui le permet. Mais ce mouvement doit précéder le vocable auquel il se rapporte; il crée une anticipation, la parole qui le précise recevant alors un supplément d’énergie donne l’énergie du mot; dans cette approche de la gestuelle baroque, dans laquelle l’expression des affects est intention première, c’est bien la parole qui est le résultat de l’action/mouvement, et non l’action/mouvement qui est une paraphrase de la parole.
Nous retrouvons cette même idée chez Guberina qui affirmait que les faits non lexicologiques sont le « premier moule » de la pensée. Chez Guberina, ce moule est inconscient, du moins pas « automatique« . Et ajoutons encore que si « un son est la prolongation d’un geste« 45, la leçon baroque nous dit que ce geste originel – celui qui dit l’émotion – peut-être lui-même objet d’apprentissage et d’expérimentation : nous nous souviendrons de cette leçon quand il sera question, sur cette scène du théâtre de l’affectivité, de correction phonétique46.
Au terme de cette seconde partie de notre réflexion, résumons : quelle place donner à la dynamique, celle « des sons, des sensations, des sentiments« . Tout le langage, et pas seulement le langage théâtral, devient « parole-acte« .
Reconnaissons que le théâtre lorsqu’il a droit de cité dans la classe, se retrouve, caricature devenu, tout rabougri en petits dialogues appris par cœur pour être récités devant la classe, d’un côté; ou de l’autre, en jeux de rôles, interprétations de personnages sans épaisseur, pour les besoins langagiers d’une situation sans lendemain, « tâches à objectif instrumental. »47 . Ainsi la plupart du temps, les techniques dramatiques employées aujourd’hui en DLE dans des « ateliers-théâtre », se révèlent incertaines dès lors qu’il s’agit de permettre à l’apprenant de combler son désir de langage. Désir d’affectif (bien plus donc que besoin).
Comment mettre en acte cette parole dans l’échange ? Poser cette question, c’est déjà chercher à poser, selon nous, les fondements de l’accès à la langue étrangère et de l’étayage de l’acquisition. A charge de chercher pour la scène didactique les moyens pour trouver les clefs de cette scène dramatique, c’est à dire dynamique.
Quelle serait donc une pratique qui pourrait la confronter à ce que le théâtre contemporain apporte de plus neuf en saisissant sur le vif le sujet-acteur dans son apprentissage d’une langue étrangère ?
A suivre.
Notes.
1. Joseph Rezeau, Evolution des approches méthodologiques en DLE depuis un demi-siècle , Thèse de doctorat, Université de Bordeaux, 2001, p. 85
2. Ibidem.
3. Ibidem.
4. Ibidem.
5. Ibidem.
6. Ibidem.
7. Ibidem.
8. Ibidem.
9. Ibidem.
10. Ibid. p. IV
11. Ibid. p. 8
12. Ibid. p. 24
13. Ibid.
14. Selon la formule de Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, dans Gisèle Pierra, Une esthétique théâtrale en langue étrangère, op. cit. p. 63.
15. Louis Jouvet, Le comédien désincarné, Flammarion, 1954, 390 p
16. Ce que d’éminents verbo-tonalistes confirment aussi par ailleurs à leur manière: « Le sens n’est en aucune façon donné par l’énoncé; il doit être construit par le sujet écoutant. Le sens est toujours une interprétation de l’énoncé« . M. Billières – http://www. verbotonale-phonetique .com/comprehension-enonce-vue-densemble
17. Gisèle Pierra, « Pratique théâtrale en F.L.E. : spécificités d’une recherche action en didactique », Synergies, n°6, 2011, p. 108
18. Ibid. p. 110
19. Gisèle Pierra s’appuie fort à propos sur Eugenio Barba, fondateur de l’Odin Teatret, et inaugurateur avec Jerzy Grotowski et Peter Brook d’une grande lignée de maîtres réformateurs du théâtre contemporain.
20. In http://spiralconnect.univ-lyon1.fr
21. Idem
22. Le fait que ce même mot désigne en MVT « l’énergie neuro-musculaire dépensée pour produire la parole« , notion liée au domaine physiologique, laisse entrevoir de façon vertigineuse ce que le rapprochement des mots peut avoir de tout à fait non fortuit… voir Raymond Renard, « Apprentissage d’une langue étrangère/seconde, la phonétique verbo-tonale » op. cit.
23. Et quel riche stimulus d’apprentissage/révision de certains verbes irréguliers en français et des plus utilisés : vouloir, pouvoir devoir. Cet empêchement peut dès lors se décliner – théâtralement – à l’infini (et à toutes les personnes et tous les modes) sur les modèles : je veux mais je ne peux pas ou je ne dois pas / Je dois mais je ne veux pas et/ou je ne peux pas / Je peux …etc. !
24. Ibid. p. 179
25. Notons d’ailleurs que la très pieuse et très janséniste Madame de Maintenon, convaincue elle aussi de la valeur pédagogique du théâtre, passera commande au non moins très janséniste Racine d’une tragédie, Esther, pour ses jeunes filles de Saint-Cyr; puis encore plus tard, Athalie.
26. Dans ces paragraphes, nous devons beaucoup aux premiers chapitres de l’ouvrage de Jean-Marie Valentin, Les jésuites et le théâtre, la mesure des choses, op. cit.
27. Ibid. p. 224
28. Ibidem.
29. Ibid. p. 220
30. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Hatier, 1548, 289 p.
31. Constantin Sergueïevitch Stanislavski (1863 – 1938), comédien, metteur en scène et professeur d’art dramatique russe, auteur de La Formation de l’acteur et de La Construction du personnage) qui demandait à ses acteurs de mettre au travail leur mémoire affective.
32. à l’origine artistes venus dans la Rome naissante ravagée par la peste pour apaiser les dieux par des jeux scéniques, spectacle jusqu’alors inconnu. Leur nom marque leur origine géographique, l’Etrurie
33. Octave Navarre, « le drame satyrique dans le théâtre grec »http://www.mediterranees.net/civilisation/spectacles/theatre_grec/index.html
34. Philippe Meirieu, Le théâtre et l’école, éléments pour une histoire, repères pour un avenir, entretien réalisé par Jean-Claude Lallias et Jean-Pierre Loriol , 2011, 17 p. http://www.meirieu.com/ARTICLES/theatre_anrat.pdf
35.] Ibid. p. 13
36. Sylvain Diaz, « Le Lehrstück brechtien, théâtre de l’accident », Agôn, n°2, 2009, 14 p.
37. Philippe Ivernel « Du spectacle au montage ininterrompu : le lehrstück brechtien » dans Sylvain Diaz « Le Lehrstück brechtien, théâtre de l’accident », loc. cit. p. 3
38. Jean-Marie Valentin, Les jésuites et le théâtre, la mesure des choses, op. cit. p. 189
39. Écrivain, cinéaste et metteur en scène, né en 1947, Eugène Green a travaillé sur la déclamation, la gestuelle et la théâtralité baroque.
40. Eugène Green, La Parole baroque, Desclée de Brouwer, 2001, 326 p.
41. Ibid. p. 20
42. Entretien avec Eugène Green, l’homme baroque, « Altamusica », 1999. http://www.altamusica.com/entretiens/document.php?action=MoreDocument&DocRef=1677&DossierRef=1431 Consulté le 08/04/2016. Son insistance sur la fraîcheur qu’apporte la prononciation de toutes les liaisons rappellerait « l’oreille innocente » que Régine Llorca recommande aux apprenants, voir infra.
43. Ibidem.
44. Giovanni Bonifacio, L’arte de’cenni dans Eugène Green, l’homme baroque, « Altamusica », loc. cit.
45. Petar Guberina, « Comment est conçue la structure dans la méthode audiovisuelle », loc. cit. p. 4
46. Cf. infra 3.3.2. Cf. aussi l’exemple de « situation » signalée par R. Renard et que nous avons décrite en début de cette étude avec la prononciation du /o/ : le déplacement et le mouvement / direction du regard, la tension du corps avant toute émission de son contribuent à la correction de la réalisation de l’apprenant.
47. Mireille Quivy et Claire Tardieu, Glossaire de didactique de l’anglais, dans Prisca Schmidt, « Le théâtre comme art dans l’apprentissage de la langue étrangère » loc. cit.
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