Parler avec ses semblables est une occupation tellement banale, routinière, ancrée dans les habitudes de tout un chacun que nous ne nous rendons absolument pas compte de extraordinaire complexité cognitive engendrée à chaque instant par cette activité. Petit article pour en prendre conscience.
Parler, une activité hautement automatisée.
D’entrée, petite précaution eu égard à la très foisonnante littérature spécialisée sur la production de la parole. Il existe de nombreux modèles. Beaucoup d’entre eux abordent le traitement de la production de mots isolés. Certains envisagent la production de phrases. Je n’aborderai pas la question dans cet article. Je me limite à présenter très succinctement les trois étapes théoriques qui sont généralement admises dans la plupart des modèles du domaine.
Parler est une activité tellement naturelle qu’elle semble banale. Tout individu, dans sa langue maternelle, produit spontanément et sans effort apparent des mots et des phrases dotées de signification, destinées à se faire comprendre par ses interlocuteurs. Ceci reflète la nature automatisée des processus de base du traitement du langage. Articuler des suites sonores est une activité routinière qui ne demande aucune concentration particulière et ne requiert qu’une quantité minimale des ressources de l’attention. La rapidité de traitement par le cerveau est illustrée par les données[litetooltip targetid= »litetooltip_1547466723967″ location= »top » opacity= »1″ backcolor= »#E54C3C » textcolor= »#ffffff » textalign= »center » margin= »5″ padding= »10″ trigger= »hover »]
Données provenant de Carter, R. et coll. Le grand Larousse du Cerveau, Paris, 2010: 148-149
[/litetooltip] ci-après:
✔︎ Quelques chiffres à l’appui.
Quand on parle, on produit en moyenne un mot toutes les 400 ms ce qui équivaut à prononcer entre 100 et 200 mots par minute. Certains parlent plus vite, d’autres font des pauses plus longues. Il est toujours possible de parler plus rapidement. On produit entre 12 et 15 sons/sec soit entre 3 et 4 syllabes ce qui équivaut à environ 700 sons/minute. Quand on parle, on récupère les mots (comment?) au sein d’un lexique mental qui en compte plusieurs milliers -entre 30 000 et 60 000 selon les auteurs- et ce 2 ou 3 fois par seconde avec un taux d’erreur finalement très faible. Et nous pouvons parler des heures durant, sans effort particulier.
Les grandes étapes de la production de la parole.
Il est possible d’envisager la production du langage (ou plutôt de la parole) comme une série d’étapes de traitement de l’information linguistique.
Le fonctionnement de la production parolière est décrit par différents modèles psycholinguistiques. Les chercheurs s’accordent pour considérer qu’elle se déroule en trois étapes : une préparation conceptuelle pré-verbale suivie d’une planification verbale conduisant à l’articulation. Il y a cependant divergence quant aux étapes du traitement de l’information langagière. Selon les modèles, elle est traitée
- de façon sérielle. Des modules spécialisés s’emboîtant les uns dans les autres selon une organisation strictement hiérarchique traitent chaque étape. L’étape suivante ne débute que lorsque la précédente a été achevée ;
- en cascade. Des modules fonctionnent en parallèle et délivrent des éléments d’informations à d’autres modules situés en aval, même quand ils n’ont pas fini de traiter celle dont ils sont en charge ;
- en parallèle. Les différents aspects de l’information sont traités en même temps et de façon interactive par les différentes composantes du système formant un gigantesque réseau
Là encore nous n’entrerons pas dans les détails et allons commenter le modèle proposé ci-dessous.
L’énoncé du locuteur est planifié selon ses intentions/intentionnalités et il est exécuté en temps différé (cf. tableau en supra).
✔︎ étape 1: l’intention linguistique de l’énoncé.
Cette étape est pré-verbale. dans une situation de communication donnée, tout locuteur a des intentions en fonction du but qu’il poursuit, du rôle et du statut du/des protagoniste(s), des enjeux potentiels, etc. Sa compétence n’est pas uniquement linguistique. Elle est également pragmatique. Il mobilise ses représentations individuelles pour servir son propos.
✔︎ étape 2: la planification linguistique.
Elle s’effectue en deux grandes étapes de traitement.
1. La planification de l’énoncé.
Le locuteur récupère d’abord l’information sémantique et syntaxique du message pré-verbal. Il sélectionne ensuite les unités lexicales en puisant dans le lexique mental. Il lui faut alors encoder leur forme phonologique en intégrant
- leur composition segmentale –structure phonétique-
- et leur composition métrique –nombre de syllabes, accentuation-.
Le locuteur active alors le syllabaire qui est un répertoire recensant les gestes articulatoires correspondant aux syllabes d’une langue (les programmes moteurs du syllabaire pour le français sont estimés à 6 000). Il peut alors aborder l’étape de l’articulation.
2. l’exécution de l’énoncé.
l’étape articulatoire est d’une grande complexité. Le sujet doit respecter toutes les lois phonologiques et prosodiques imposées par son système linguistique. C’est dans ce cadre qu’il réalise des constantes articulatoires et co-articulatoires. Il s’agit des contraintes phonotactiques. Le principe de la boucle audio-phonatoire lui permet éventuellement de corriger un segment mal réalisé. Deux autres composantes jouent également un rôle crucial lors de cette étape :
- la variation idiosyncrasique : chaque individu a ses propres habitudes articulatoires et prosodiques ;
- le contexte situationnel : il influence globalement la production articulatoire.
✔︎ étape 3: la production de l’onde acoustique.
Les gestes articulatoires donnent naissance à une onde sonore, très variable selon le locuteur, perçue puis interprétée par l’interlocuteur. C’est le signal de parole qui atteint l’oreille de l’interlocuteur et que est décodé par son cerveau.
La perception de la parole a été abordée dans cet article du blog ainsi que dans celui-ci.
Et quid de la compréhension dans tout ça?
Un énoncé est un message contenant deux sortes d’informations bien distinctes et traitées différemment sur le plan psychologique :
- une information de surface constituant la forme du message et pouvant être décrite objectivement en se fondant sur les structures syntaxiques et grammaticales ;
- une information sémantique, véhiculée par la précédente, et véhiculant du sens.
Il est essentiel d’avoir présent à l’esprit que le sens n’est en aucune façon donné par l’énoncé ; il doit être construit par le sujet écoutant. Le sens est toujours une interprétation de l’énoncé. Le problème qui se pose est dû a fait que les énoncés sont riches de sens linguistique mais ils ne donnent qu’une indication ambiguë et toujours incomplète du sens voulu par le locuteur : « le sens linguistique sous-détermine le vouloir-dire du locuteur ». Le décodage du sens linguistique n’est qu’un aspect de la compréhension. Il se produit toujours quelque chose de plus.
Le processus d’inférence permet à l’auditeur d’inférer le sens voulu par le locuteur en fonction du sens linguistique ainsi que du contexte. Une inférence est définie par D. Sperber (p. 305) comme un processus qui part de prémisses et aboutit à une conclusion qui peut fonctionner de façon consciente mais le plus souvent opère de façon automatique et inconsciente. Le contexte ne se réduit pas à la situation d’énonciation (contexte immédiat) ; il fait également intervenir des connaissances d’arrière-plan, des connaissances générales, des connaissances culturelles inscrites dans la mémoire déclarative. Le contexte et les connaissances qu’il mobilise (active) permettent à l’auditeur de se projeter en avant lors du processus d’écoute, autrement dit de générer des anticipations sur la forme du message. Ces connaissances sont d’ordre
- sociolinguistique, sur la situation de communication ;
- socio-psychologique, sur le producteur du message ;
- discursif, sur le type de discours concerné;
- linguistique, sur le code utilisé ;
- référentiel, sur la thématique invoquée ;
- culturel, sur la communauté à laquelle appartient le producteur du message.
Eléments bibliographiques.
L. Ferrand La production du langage : une vue d’ensemble Psychologie française, N° 46-1, 2001, p. 3-15.
B. Laks Phonologie et cognition p. 233-251 In Le Cerveau, le Langage, le Sens Université de tous les savoirs (volume 5) Paris, Odile Jacob, 2002.
J. Segui; L. Ferrand Leçons de parole Paris, Odile Jacob, 2000
D. Sperber la communication et le sens p. 301-314 In Le Cerveau, le Langage, le Sens Université de tous les savoirs (volume 5) Paris, Odile Jacob, 2002. Nous nous inspirons de cet auteur dans la suite de ce paragraphe.
Crédit photo: Pixabay
La prise de parole à l’air si simple car c’est une action (le fait de parler) que l’on applique depuis notre plus tendre enfance. Mais devenir un vrai orateur ou un leader qui aura un impacte certain sur son auditoire, cela relève, comme vous le soulignez de beaucoup de travail et d’apprentissage !
Bonne continuation
Merci beaucoup.