Soit un professeur de FLE désireux d’intervenir sur la prononciation de ses élèves mais manquant d’assurance pour se lancer. Ou échaudé à la suite d’un échec. Ou n’ayant pas forcément un bagage consistant en phonétique corrective. Comment s’y prendre ? En fait, l’enseignant doit
- avoir un certain nombre d’informations sur ce qu’implique cette activité particulière qui consiste à « forcer » les défenses naturelles de l’apprenant pour l’amener à produire les bonnes sonorités ;
- connaitre des procédures de correction efficaces car ayant fait leurs preuves et reposant sur un socle théorique décrit et argumenté;
- savoir ce qu’il fait quand il applique un procédé de remédiation.
C’est ce que je me propose de traiter dans cet article en prenant le cauchemardesque son [y] comme exemple commenté.
Quelques informations nécessaires pour la pratique de la correction phonétique
Le professeur s’investissant dans la correction phonétique doit être conscient d’un certain nombre de points directement liés à la réussite de cette activité.
♦ Il faut du temps pour
- d’abord faire percevoir un son
- ensuite l’installer progressivement.
Ce temps est variable d’une personne à l ‘autre, toute progression étant individuelle. Mais il faut s’armer de patience dans tous les cas. Tout individu acquiert naturellement le système sonore de sa langue maternelle durant les 5 premières années de sa vie. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un adolescent ou un adulte apprenne les sons d’une langue étrangère comme par un coup de baguette magique. L’opiniâtreté et la persévérance sont deux vertus indispensables à la correction phonétique ;
♦ Il est illusoire de penser que la progression phonétique se fait de façon continue au fur et à mesure des leçons. Elle est souvent subordonnée à la régression pendant les premières séances. Elle s’effectue son par son, avec un rythme d’acquisition variable d’un individu à l’autre ;
♦ Pendant les premiers temps de l’apprentissage phonétique, il est indispensable de travailler exclusivement en modalité orale. L’écrit est toujours perturbateur. Il constitue une source flagrante d’erreurs, de confusions et d’approximations sur le plan phonétique. Un certain nombre de maladresses de prononciation serait évité si l’on se dispensait de partir de l’écrit vers l’oral ou de les proposer simultanément dans des tâches d’écoute-lecture par exemple ;
♦ Prononcer correctement les sonorités de la L2 revient à acquérir une habileté. C’est-à-dire des automatismes produits inconsciemment. La répétition est indispensable pour mettre graduellement en place cette nouvelle compétence. Pour être efficace, ce travail de répétition doit être dispensé par un enseignant capable d’agir immédiatement sur l’erreur si besoin est. Ce qui signifie: non pas simplement en faisant répéter la séquence où se trouve le son incriminé. Mais en la proposant à nouveau tout en appliquant un modèle sonore agissant sur le son afin d’en améliorer la perception en fonction de l’erreur commise par l’élève;
♦ Un travail individuel d’écoute et/ou de lecture des sonorités de la L2 est totalement inutile tant que la surdité phonologique de l’apprenant n’est pas entamée. L’audition phonétique de l’élève en L2 doit être dirigée activement. Soit par des procédures de correction employées en connaissance de cause et donnant des résultats ;
♦ Les habituels exercices de phonétique que l’on trouve partout ne constituent pas forcément un gage de réussite. J’y ai consacré un article récent. Il est beaucoup plus rentable pour l’enseignant de créer son propre matériel qu’il élabore en connaissance de cause et qu’il personnalise en fonction de l’histoire du groupe-classe. Ce qui est en principe plus motivant. J’y reviens dans la 2ème partie de cet article ;
♦ Le Moi linguistique est directement affecté par la correction phonétique. Se débarrasser de sa prononciation d’origine comme acquérir une bonne prononciation en L2 sont deux faiblesses récurrentes chez la plupart des apprenants. Elles sont normales, font partie de l’ordre des choses. Ce que l’élève doit savoir. Mais cet état de fait peut le complexer, voire provoquer une véritable souffrance. Ce que le prof doit savoir.
Pratique de la correction phonétique pas-à pas. Exemple du travail sur le son [y]
Remarques préliminaires.
Supposons que le professeur veuille faire travailler le son français [y] qui présente la fâcheuse tendance à être réalisé [i] ou [u] en fonction de l’appartenance linguistique de l’apprenant. Certains, comme les catalanophones, poussant le vice jusqu’à prononcer [y] soit [i] soit [u].
1. Le professeur peut choisir de donner des explications à ses élèves. Il se base notamment sur les schémas articulatoires illustrant tout ouvrage de phonétique corrective du FLE ou disponibles sur de nombreux sites. Dans le cas qui nous intéresse, il précise, illustrations à l’appui, que
- la langue occupe sensiblement la même position pour [i] et [y]
- les lèvres sont étirées pour [i] et arrondies pour [y]
- la langue est avancée pour [y] et reculée pour [u]
- les lèvres sont arrondies pour [y] et [u]
L’enseignant peut aussi demander aux apprenants de s’entrainer, sorte de gymnastique articulatoire consistant à étirer les lèvres ou à les arrondir en les projetant en avant, à avancer ou reculer la masse de la langue en s’aidant au besoin d’un crayon, en contrôlant dans un miroir, etc. Ces exercices renforcent les explications. Les sensations kinesthésiques doivent contribuer à percevoir les différences proprioceptives entre le son visé et le son erroné.
Tout ceci est bel et bon. Mais il y a un bémol. Le professeur utilisant des schémas articulatoires
- transmet des savoirs et non une habileté. Et un savoir ne se transforme jamais en habileté. Sinon, cela fait longtemps que tous les problèmes de prononciation en L2 auraient été réglés…
- néglige deux phénomènes caractéristiques la parole : la compensation (1) et la co-articulation (2). Car il part le plus souvent d’oppositions de sons isolés –[i] vs [y] ; [u] vs [y]-. Et a une vision très atomisée de la production des sons. Il les imagine se produisant séquentiellement, les uns à la suite des autres, selon un programme articulatoire pré-défini. Ce qui n’est pas le cas dans la parole spontanée.
L’intérêt de la compensation et de la co-articulation est de rappeler que la production de la parole repose aussi sur des solutions de compromis, qu’il existe une certaine liberté de manœuvre, une marge d’inexactitude. Il est réconfortant de savoir que plusieurs configurations du chenal vocal peuvent provoquer le même résultat acoustique:
- pour le prof, cette latitude s’oppose à la vision très strictement orthoépique qu’il a éventuellement. Et qui peut le brider complètement dans ses pratiques;
- pour l’élève, il peut se sentir plus à l’aise vis-à-vis des schémas articulatoires auxquels il n’est peut-être pas obligé de « coller » au maximum. Si tant est qu’il y parvienne!
D’ailleurs, ces schémas, sont-ils aussi fiables que cela : indiquent-ils le début, le moment culminant ou la fin du son, reflètent-ils un contexte quelconque –entourage phonétique, environnement prosodique…-.
2. Le professeur peut intervenir efficacement en correction phonétique en évitant de saturer ses élèves de savoirs théoriques dont l’efficacité pédagogique n’est pas toujours au rendez-vous. La méthode verbo-tonale qui est l’objet même de ce blog se révèle un outil efficace. Là encore, quelques principes de base doivent être connus de l’enseignant. Ils complètent les informations dispensées dans la 1ère partie de cet article.
Le professeur travaille avec ses élèves à partir d’un enregistrement sonore. Par exemple, le dialogue d’une leçon dont ils doivent répéter des répliques. Il est fréquent que l’apprenant commette plusieurs erreurs en produisant la réplique. L’enseignant ne corrige qu’une erreur à la fois. Et ne s’acharne pas à vouloir tout corriger.
Si le professeur organise des ateliers de correction phonétique, il a intérêt à construire lui-même ses propres exercices. Ceci permet de contrôler certains paramètres. Au début, tant que ses élèves ne sont pas entrainés au travail de correction phonétique, que leur crible phonologique n’est pas encore entamé, l’enseignant
- veille à proposer des séquences composées de 3, 4 ou 5 syllabes au maximum. Ce qui permet de ne pas saturer la mémoire de travail sollicitée durant l’activité de correction phonétique. Cette mémoire ne peut traiter qu’un nombre réduit d’éléments. Au delà de 4 syllabes, les apprenants ont d’ailleurs des difficultés à répéter le modèle : ils oublient une syllabe, le plus souvent au milieu ; ou se rappellent du début seulement; ou au contraire de la fin uniquement..;
- le son à travailler n’est proposé qu’une seule fois dans une séquence. On évite de piéger doublement l’apprenant par des a) phrases longues dépassant les capacités de rétention à court terme ; b) des phrases du genre Les jujubes du Jura sont juteuses, La brune Lucie étudie le russe à l’université, etc.
- le mot contenant le son cible, soit [y], est sélectionné en fonction de certains critères (cf. tableau ci-dessous).
D’abord, diagnostiquer l’erreur.
Je prendrai comme exemple la phrase Elle étudie le français à Toulouse. Le [y] peut être prononcé [i] ou bien [u] en fonction de l’appartenance linguistique de l’apprenant.
Dans le jargon de la méthode verbo tonale, cette erreur a trait à l’axe clair/sombre. Autrement dit, l’apprenant perçoit mal le timbre spécifique de [y]:
- il produit un son trop clair [i] quand il ne perçoit pas les fréquences plus graves caractérisant [y]. Il va falloir utiliser des procédures correctives assombrissant le timbre afin de le ramener vers [y];
- il produit un son trop sombre [u] quand il ne perçoit pas les fréquences plus claires caractérisant [y]. Il va falloir utiliser des procédures correctives éclaircissant le timbre afin de le ramener vers [y].
Une fois le diagnostic posé, le professeur est en mesure d’intervenir efficacement. Il applique pour ce faire un ensemble de procédés de correction. Ils sont rappelés dans le tableau ci-après.
L’intonation agit naturellement sur le timbre d’une voyelle. La voyelle est éclaircie en intonation montante; elle est assombrie en intonation descendante.
Dans un 1er temps, je ne vais pas proposer l’intégralité de la phrase Elle étudie le français à Toulouse. Je vais travailler uniquement sur la séquence [ɛlety]. Ce qui présente maints avantages:
- le regroupement sonore est de 3 éléments (syllabes). Il est tout-à-fait gérable par la mémoire de travail;
- le son [y] est mis en valeur car placé en fin de séquence. il bénéficie ainsi de l’effet de récence. Il est en position favorable dans la mémoire de travail;
- étant en position finale, [y] est frappé par l’accent dit primaire (l’accent interne en français). Pour rappel, l’accent fait partie de l’infra-structure rythmique;
- pour éclaircir le timbre, je propose le modèle en intonation montante ⤴︎ ; pour l’assombrir, je réalise une intonation descendante ⤵︎ ;
- ce faisant, j’adopte un débit légèrement ralenti. Et j’allonge la durée du son [y]. Ce qui donne davantage de confort auditif à l’apprenant. Et lui assure plus de chances (théoriquement) pour mieux traiter l’information sonore et peut-être mieux distinguer le timbre visé. L’erreur serait de prononcer le modèle sur un débit rapide. Ce qui ne laisse aucune chance à l’apprenant. Je rappelle également que le débit est aussi un élément du rythme.
Si ces procédés sont suffisants pour que l’élève produise le son attendu de façon acceptable, je lui propose alors la séquence complète. L’erreur, en effet, serait de le quitter sans revenir à la séquence initiale. Pour continuer d’agir positivement sur son audition, je réalise cette séquence -qu’il devra répéter, bien sûr- en utilisant le creux ou le sommet intonatif, soit
- modèle pour éclaircir: Elle é ↑ tu ↑ die le français à Toulouse
- modèle pour assombrir: Elle é ↓ tu ↓ die le français à Toulouse
Le geste facilitant accompagnant la prosodie.
Les gestes paraverbaux accompagnent spontanément la parole. Ils scandent, rythment le discours. Et sont synchrones avec l’organisation prosodique.
Tout naturellement, j’accompagne
- une intonation montante d’un geste ascendant de la main. Je peux également redresser le buste, la tête;
- une intonation descendante d’un geste descendant de la main. Je peux également incliner le buste, la tête.
Ceci garantit certains bénéfices:
- c’est plus naturel. La production de la parole engage le corps dans son ensemble. Elle n’est pas circonscrite à la zone retenue par la phonétique articulatoire traditionnelle (des cordes vocales aux fosses nasales);
- les mouvements corporels servent d’indices à certains apprenants qui appréhendent mieux la direction du mouvement intonatif;
- l’apprenant reproduit souvent la gestuelle enseignante par mimétisme. Même s’il est esquissé timidement, un geste ascendant (tête, main) favorise la montée vocale, un geste descendant encourage une plongée intonative. Il est pratiquement impossible, sauf en contrôlant, de produire simultanément une intonation montante avec un geste de la main vers le bas.
On comprend dès lors que la gestualité de l’enseignant doit être contrôlée. Elle est au service de la correction phonétique.
Autres procédés de correction.
Les procédés qui suivent doivent être utilisés en respectant les principes vus en 2.2. et 2.3. Ils se rajoutent à la prosodie prioritaire et la gestualité accompagnatrice. Ils ne s’y substituent pas.
La prononciation inversée.
La prononciation inversée consiste à traiter l’erreur en la prenant à contre-pied. Elle est décrite plus précisément ici, au point 4.
Elle demande un certain entrainement de la part du professeur. Elle donne généralement de bons résultats. Elle permet de travailler uniquement sur la syllabe porteuse du son à traiter.
- Pour traiter [y] prononcé trop clair soit [i] soit s’en rapprochant, je vais partir d’un son exagérément assombri vers [u] puis revenir par paliers successifs en direction de [y]. L’élève doit répéter chaque modèle proposé.
- Pour traiter [y] prononcé trop sombre soit [u] soit s’en rapprochant, je vais partir d’un son exagérément éclairci vers [i] puis revenir par paliers successifs en direction de [y]. L’élève doit répéter chaque modèle proposé.
Les entourages facilitants.
Les sons exercent les uns sur les autres une influence réciproque. C’est ainsi que la consonne a une incidence sur la voyelle suivante dans la même syllabe:
- certaines consonnes sont dites « éclaircissantes »: elles valorisent les fréquences aiguës de la voyelle subséquente. Il s’agit de [s], [z], [t], [d]. Au sein de ce groupe, [s] est la plus éclaircissante;
- certaines consonnes sont dites « assombrissantes »: elles valorisent les fréquences graves de la voyelle subséquente. Il s’agit de [f], [v], [p], [b], [m]. Au sein de ce groupe, [f] est la moins assombrissante et [m] la plus assombrissante.
Pour repartir de l’exemple Elle étudie le français à Toulouse, je peux utiliser ce procédé des entourages facilitants. Si l’apprenant n’est pas encore entrainé au travail de correction phonétique, je vais travailler uniquement sur la séquence [ɛlety]. Je vais remplacer le son [t] par
- [f], [v], [p], [b], [m] si il me faut assombrir le timbre prononcé trop clair;
- [s], [z], [t], [d] si il me faut éclaircir le timbre prononcé trop sombre.
et je vais donc demander à l’élève de répéter des groupements tels que [ɛlesy], [ɛledy], [ɛlepy], [ɛleby], etc.
HORREUR! peuvent s’exclamer certains lecteurs. Vous risquez d’apprendre à nos élèves des mots que n’existent pas en français. Aucun risque tant que je respecte le principe de fonctionnement de la mémoire de travail (MDT). Celle-ci traite activement les sonorités présentes pendant un maximum de 2 secondes. Passé ce délai, les sons s’effacent irrémédiablement. Ce temps de 2 sec. est confortable pour l’apprenant comme pour le professeur. Ce dernier propose les différents items en veillant à les présenter dans le cadre de cette fenêtre temporelle.
Chaque nouvel item
- est pris en charge par la boucle de récapitulation articulatoire qui le maintient en MDT;
- est comparé avec les représentations sonores éventuellement présentes en mémoire à long terme;
- estompe définitivement l’item précédant.
C’est toujours la dernière forme proposée qui passe en mémoire à long terme et influence la représentation qui y est logée. Les autres formes sonores utilisées durant l’interaction corrective sont oubliées à jamais. Ce qui est très pratique. Le professeur peut travailler sur des non mots, distordre un son en fonction de la cible visée, il a juste besoin de la collaboration de l’apprenant, il ne risque en rien de lui faire retenir des choses erronées.
Pour s’initier à la pratique de façon pratique…
Voici un article de plus sur la correction phonétique à partir d’une erreur récurrente connue de tout enseignant de FLE.
Il se veut pratique car décrivant de façon détaillée comment corriger [y] déficient. Et surtout justifiant les procédés correctifs. Ceux-ci reposent sur une méthodologie testée et éprouvée car donnant des résultats. Mais exigeant de ses praticiens un certain investissement.
Sur le plan pédagogique, le lecteur intéressé trouvera des informations complémentaires ici.
Pour avoir une idée concrète de la façon dont se déroule l’interaction en phonétique corrective, le lecteur passionné peut aller directement visionner des vidéos où les différents procédés de correction décrits dans cet article sont présentés. Des incrustations textuelles à l’écran assurent un commentaire de l’action professorale. Il faut se rendre dans la vidéographie de la ressource numérique consacrée à la méthode verbo tonale de correction phonétique en FLE. Et sélectionner « U » dans le champ « son attendu ».
Bonne pratique! Allez [y] ! (différents sens possibles selon le rythme et l’intonation!).
source de l’image: http://www.pictofigo.com/picture/detail/7104/Classroom?category=1
(1) compensation: quand un problème apparaît en un point quelconque du chenal vocal, il peut y avoir compensation en un autre endroit. Par exemple, le fait de parler la bouche pleine fait que certains gestes articulatoires sont compromis. Grâce à la compensation, d’autres configurations articulatoires sont possibles qui assurent la production adéquate des sons et garantissent l’intelligibilité du message.
(2) co-articulation: dans le déroulement de la parole spontanée, concomitance à un moment T entre plusieurs mouvements articulatoires. Ce qui produit une sorte de « chevauchement »: fin d’un son, début d’un autre, anticipation, etc. Il s’agit d’une sorte de compromis articulatoire, plus économique. L’intérêt est aussi un gain de temps.
Superbe leçon ! Chapeau !
Et merci.
Pierre
Merci à vous! 🙂