En guise d'introduction
Alena Syromiatnikava et moi animons une formation en phonétique du fle à visée didactique par la méthode verbo-tonale d’intégration phonétique exclusivement destinée à un public de russophones professeurs de français. Cet enseignement se déroulera naturellement par visioconférence.
Ce événement me donne l’opportunité de préciser le genre de connaissances que le formateur devrait théoriquement avoir en tête
– lorsqu’il s’adresse à un public de collègues étrangers;
– quand il pratique concrètement la correction phonétique avec des apprenants.
L’idée est la suivante. Le praticien ne cesse de recueillir des informations sur la matière phonique des langues du monde (dont la majorité n’a pas été investiguée à ce jour, est-il besoin de le rappeler). Systèmes rythmiques, accentuels, intonatifs, consonantiques et vocaliques, tous les détails sont bons à prendre, avec une attention particulières aux variantes combinatoires qui peuvent donner de saisissants raccourcies pédagogiques… Tout cela à partir de sources fiables permettant de se constituer des fiches ne cessant de s’enrichir.
Voyons donc le genre d’infos qu’il est utile de posséder quand on s’apprête à travailler avec un groupe de professeurs russophones ayant en plus une très solide tradition de formation à base de phonétique articulatoire quand apprenant une langue étrangère dans leur pays. Cf à ce sujet les explications d’Alena dans cette vidéo.
Je vous épargne les détails de la nécessaire étude contrastive entre les deux langues. J’en avais esquissé les différentes étapes dans cet article. Je vous fais également grâce de la bibliographie très majoritairement en russe. Dans cet article, je vous propose les conclusions générales pouvant servir de toile de fond au formateur.
Je vous rappelle qu’à l’oral tout est dans tout en réciproquement et que les différents systèmes convoqués sont inextricablement intercorrélés. Vous en aurez la preuve dans les lignes qui suivent.
L'intonation
Elle peut être définie comme étant les modulations de la voix (les changements de tonalités) dans la parole. C’est ce que l’on perçoit en premier quand on entend une langue étrangère.
La difficulté est de trouver un moyen de comparer les intonations dites « de base » dans la L1 et la L2. Au milieu des années 60 du XXème, Delattre a jeté les fondements de l’intonologie en étant le premier à décrire et montrer les caractéristiques des intonations de langue du français qu’il ramenait à 10 intonèmes indiqués dans la figure ci-dessous. Ses travaux ont été repris pour diverses langues. La phonéticienne Torsueva considère que le russe dispose de 8 intonèmes et décrit précisément leur nature et leur fonctionnement dans une série d’articles et un ouvrage courant années 70. Les deux modèles s’attachent à montrer la direction générale du mouvement des variations intonatives en braquant le projecteur sur les changements de hauteur sans tenir compte des paramètres d’intensité et de durée.
Point n’est besoin d’être grand clerc pour voir que les deux systèmes diffèrent fondamentalement.. Les formes des modèles sont plus diversifiées en français. Mais le mouvement du ton n’est pas modifié. En russe, le mouvement tonal peut être beaucoup plus changeant en raison des particularités de distribution de l’accent lexical. Le « pic mélodique » se situe en français tout à fait à droite. Il peut se déplacer sur les modèles russes. Le point de départ de tous les modèles russes se situe au niveau 2, il n’en n’est pas de même en français.
Les deux langues ont peu de choses en commun en ce qui concerne les variations tonales. Les intonations du russe présentent de nombreuses ondulations et sont beaucoup moins régulières que celles du français. Ce qui fait écrire à Rapanovič, une autre phonéticienne, que la « mélodie du français est plus monotone, plus uniforme que celle du russe ». A l’inverse, beaucoup de Français ont l’impression que le russe est une langue chantante et plaisante à l’oreille.
La question est de savoir si ces modèles pédagogiquement satisfaisants sont toujours d’actualité aujourd’hui. La langue a forcément évolué.
le rythme
❒ L’infra-structure rythmique du français est relativement simple, toutes choses égales par ailleurs. Elle est caractérisée par l’isosyllabisme, la régularité de défilement des syllabes. Celles qui sont en position accentuable ont une longueur (durée) supérieure à celles qui ne sont pas accentuables. Ce dernières ont une durée sensiblement égale. Les mots phonétique et les groupes rythmiques assurent la segmentation naturelle du discours. L’isosyllabisme et l’équilibre temporel caractéristiques du rythme français peuvent procurer l’impression que la langue est monotone.
❒ L’infra-structure rythmique du russe est autrement plus complexe. Et ce pour trois raisons principales:
✔︎ Le russe est une langue à accent lexical: chaque mot conserve son accent. Et le russe est une langue à accent libre: a priori, il peut frapper n’importe quelle syllabe: ainsi, sur le non-mot quadrisyllabique dadadada l’accent peut tomber sur n’importe quelle syllabe. Il faut apprendre la place de l’accent en même temps que l’on apprend le mot, sinon on s’expose à pas mal de déconvenues.
Précision: l’accent du russe est moins un accent d’intensité que de durée.
✔︎ La réduction vocalique caractérise le russe. Quand elles ne sont pas en position « forte » (sous l’accent et dans un entourage de consonnes « dures »), certaines voyelles changent de timbre. Et leur durée s’en trouve sensiblement affectée, influant de ce fait sur le débit: certaines syllabes peuvent être très longues, d’autres très brèves, en dessous de la fenêtre temporelle à laquelle un Français est accoutumé à percevoir des syllabes non accentuées dans sa propre langue…
✔︎ Un troisième facteur est constitué par l’opposition consonnes dures vs consonnes molles. Cette corrélation de mouillure n’existe pas en français. Les consonnes molles interviennent sur la durée car elles sont plus longues que les consonnes dures correspondantes. Ce qui a également une incidence sur le débit.
Le caractère dur d’une consonne peut être indiqué par le signe diacritique ᵒ , ainsi [tᵒ] signifie « t dur ». L’indice de mouillure consonantique consiste en une apostrophe obligatoirement indiquée: ainsi, [t’] note « t mouillé ».
Les consonnes
L’inventaire des consonnes russes se monte à 33 unités, celui des consonne françaises comprend 21 phonèmes.
Les phonèmes dits « communs » aux deux langues se situent majoritairement dans la partie antérieure: labiales, labio-dentales, dentales, alvéolaires.
❒ La corrélation de voix (l’opposition sourdes-sonores) existe dans les deux langues. Une variante positionnelle intervient en russe: en finale, absolue, une sonore est prononcée comme son homologue sourde. Ce qui explique certaines erreurs quand ils s’expriment en français: « robe » est réalisée [p], « locomotive » est produite [f], par exemple.
❒ La corrélation de mouillure explique en partie la nette prédominance du consonantisme russe. Cette corrélation oppose en russe des consonnes dures et des consonnes mouillées (molles) notées par une apostrophe obligatoire comme par exemple /t/ vs /t’/, /l/ vs /l’/… /s/ vs /s’/… L’opposition est phonologique comme le montrent ces exemples: :brat/ « frère » vs /brat’/ « prendre », /polka/ « étagère » vs /pol’ka/ « polonaise », etc.
L’opposition consonnes dures vs consonnes molles est illustrée par les quelques coupes sagittales ci-après. On constate que la mouillure consonantique provoque une avancée et une élévation de la langue en direction du palais dur. Il se produit un phénomène de palatalisation ayant pour conséquence l’adjonction d’un timbre fugitif [j’] -également noté [i]- à la consonne: ainsi /t’/ correspond à [tj’], /l’/ à [lj’]…
source: Akišina, A.A., Baranovskaja, S.A. Russkaja fonetika M.: Russkij jazyk, 1980
Un Russe parlant français, même s’il a un très bon accent, a tendance à mouiller les consonnes. Il est intéressant d’observer les positions occupées par la langue pendant l’émission des consonnes en russe et en français.
Les consonnes dures russes sont réalisées avec la masse de la langue occupant une position reculée dans la bouche. Ceci provoque un rétrécissement du résonateur pharyngal et un volume relativement important du résonateur buccal..
Les consonnes molles sont plus avancées, augmentant le volume du pharynx. Elles sont également plus hautes, la masse de la langue étant soulevée vers le palais dur et réduisant de ce fait le volume du résonateur buccal.
Les consonnes françaises occupent toujours une position intermédiaire entre les consonnes dures et molles du russe. La racine du dos de la langue est relativement plus en avant qu’une consonne dure, et relativement en retrait par rapport à une consonne molle. Le dos de la langue est relativement plus élevé que pour une consonne dure et moins haut qu’une consonne molle.
source: Matoussévitch, M.; ChigarevskaÏa, N. Comment on prononce le russe M.:.: Ed. en langues étrangères, 1962
Ceci permet de comprendre pourquoi la mouillure apparaît dans la prononciation de russophones en français. Les consonnes françaises plus avancées à l’intérieur de la bouche ne sont pas perçues par eux comme dures et se rapprochent davantage des sons mouillés provoquant ainsi un réflexe de palatalisation. Voici deux exemple probants.
Il est significatif que [s] et [z] français au contact du yod soient perçues « mouillées » par une oreille russe et notées en conséquence: « ciel « [s’jɛl] « les yeux » [lez’jø] dans l’ouvrage de Viller et Gordina.
De même, les consonnes [ʃ] et [ʒ] prononcées avec la masse du dos de la langue plus avancée à l’intérieur de la bouche que pour [š] et [ž] sont affectées de la mouillure par les Russes. La preuve en est apportée par les emprunts du français. Les mots « parachute », « brochure », « gilet » sont rendus dans l’orthographe par les graphèmes vocaliques mouillés soit parašjut, brošjura, žilet.
Ceci explique également la prononciation du son [l] précédant une autre consonne dans les mots provenant du français ‘film » [fil’m], « paletot » (manteau) [pal’tó], « révolver » [r’ival’v’ér]. Le [l] français qui n’est en rien comparable au [l] dur du russe est systématiquement prononcé mouillé.
Les voyelles
Le système vocalique dit maximal du français comprend 16 voyelles, ce qui est considérable. En fait, 10 unités suffisent à garantir la compréhension entre tous les francophones. Ce sont elles qu’il faut installer en premier.
Le système vocalique du russe se monte à 5 unités: /i, /e/ /a/, /o/ et /u/.
Il présente 6 variantes fondamentales dites en position perceptivement forte. Ce sont des voyelles pouvant être prononcées isolément ou sous l’accent dans un entourage de consonnes dures [e], [a], [o], [u], [i] et [ɨ]. Le phonème /i/ présente 2 variantes en distribution complémentaire: [i] possible à l’initiale de mot et après consonne molle et [ɨ] partout ailleurs. Quant à /o/, elle est qualifiée de diphtongoïde réalisée [uo].
Présenté ainsi, cela n’a pas l’air (trop) méchant, mais…
Les réalisations phonétiques des voyelles russes sont soumises à deux conditions:
– leur position par rapport à l’accent lexical
– la nature dure ou molle de la consonne précédente
Ceci est illustré par le tableau suivant
source: inspiré de Durin, J.; Merkoulov, I. Le russe vivant 1. Livre de l’élève P.: Librairie du Globe, M.: Russkij Jazyk, 1982
Le principe de réduction vocalique imprègne tout le système. Et il va avoir d’énormes répercussions sur la manière dont les Russes vont prononcer les voyelles en français.
La formule de réduction vocalique est 2 -1- ø – 2 Elle se lit ainsi:
– Les voyelles se réalisent nettement en position forte, c’est-à-dire en syllabe accentuée où elles sont au degré ø de réduction; Partout ailleurs, elles subissent des modifications. Pour précision, le son noté [ï] correspond au au traditionnel » i dur » noté dans l’API par [ɨ]. Quant à [ʌ], il réfère à un timbre intermédiaire entre [ə] et [a].
– En position non accentuée, (perceptivement faible) toutes les voyelles excepté /u/ changent de timbre. Plus la voyelle se trouve dans une syllabe éloignée de l’accent, plus la réduction est importante, qualitativement et quantitativement. Les voyelles réduites au degré 2 ont une durée moindre que celles réduites au degré 1.
Le voisinage d’une ou de plusieurs consonnes molles (mouillées) influence fortement la production de la voyelle comme illustré dans le tableau.
Citons quelques erreurs directement imputables au phénomène de réduction vocalique :
« je ne le connais pas » où on a les réalisations [n’] et [l’], les dentales étant particulièrement fragiles
« camomille » rendu par [kamam’ij’]
« il est au [a] café »
« les poètes et [i] les écrivains »
En guise de conclusion
Le phonéticien didacticien a intérêt à avoir un maximum de renseignements sur un maximum de langues à l’oral. Ceci paraît logique. Comprenant l’origine de l’erreur en fonction des particularités du système phonologique de la langue source, il est à même de proposer des raccourcis pédagogiques. Un exemple très rapide: les Russes réalisent les sonores comme des sourdes en finale absolue ; il suffit de réaliser un petit [ə] final pour que l’identité phonétique de la consonne soit préservée: ainsi, « robe » prononcée [ʁɔp] sera corrigée par [ʁɔbə].
Mais ce n’est pas absolument indispensable non plus. Comme indiqué en début d’article, beaucoup de langues ne sont pas décrites ou alors partiellement. Ou bien seule une prononciation dite « de prestige » est présentée alors que des prononciations régionales sont négligées, qui peuvent présenter des écarts importants avec la variante normative.
Super Excellent
Bon courage
merci