Voici le premier de deux articles consacrés au poids de la phonétique du fle à visée didactique dans l’enseignement de l’oral.
A l’occasion d’une Journée d’études consacrée aux différentes facettes de la MVT par le Laboratoire de Phonétique de la Faculté de Philologie de l’Université de Barcelone en janvier 2020, il m’a été demandé de faire une démonstration d’un cours de « langue inconnue » avec pratique de la correction phonétique. Il s’agit d’un enseignement que j’avais dispensé pendant une vingtaine d’années à l’université de Toulouse-Le Mirail, ce cours d’introduction à une langue nouvelle étant à l’époque obligatoire dans tous les diplômes nationaux fle en France. J’enseignais le russe avec pratique intensive de la MVT. Ce qui était fort utile aux étudiants de licence qui préparaient un dossier assez lourd de phonétique corrective parallèlement à ce cours.
Lors de cette journée d’études, je devais jouer le rôle d’un « praticien-témoin », enseignant d’une langue étrangère selon les principes du courant audio-visuel structuro-global (SGAV) avec emploi de la MVT.
Les problèmes qui se sont posés pour cette démonstration
Le choix du matériel de démonstration s’est immédiatement présenté. Je ne dispose plus de la méthode SGAV de russe Menac-Volos (Didier, 1962, du nom de ses deux auteurs yougoslaves). Cette méthode aurait pleinement fait l’affaire. Mais aurait aussi fait sourire, ou pire encore, tant les images comme les enregistrements ont terriblement vieilli. J’avais utilisé cette méthode de russe lors des cours d’initiation à une langue inconnue en licence fle. Le *Menac-Volos* était également employé à l’École d’Interprètes Internationaux de l’Université de Mons Hainaut. Mon collègue P. Intravaia y avait de même recours quand il animait un séminaire approche psycholinguistique d’une langue nouvelle pendant les stages internationaux de didactique qu’il dirigeait en été dans cette même institution. Cette méthode vieillie mais efficace ainsi qu’originale par rapport aux autres manuels de russe -tant en URSS qu’en France- était également utilisée en formation de formateurs quand il s’agissait d’expliquer ce qu’était la phonétique corrective associée à une pédagogie de l’oral réfléchie et argumentée. En faisant d’abord concrètement vivre aux formés l’expérience d’immersion dans une langue dont ils ignoraient tout.
J’ai donc opté pour une solution simple en apparence. Deux locutrices russophones d’environ 25 ans, originaires de Saint-Petersbourg, ont enregistré cinq dialogues extraits d’un manuel, avec quelques arrangements pour coller à la réalité de 2020. Ces dialogues tournent autour des thèmes habituels pour des personnes découvrant une langue; parler de soi, de sa famille, son environnement, ses centres d’intérêt, etc. Les enregistrements vidéo ont été effectués dans des conditions professionnelles au studio de la DTICE de l’université Toulouse II. Chaque dialogue comprend deux versions: une version « spontanée » et une version « de travail ». Terminologie délicieusement surannée. La version « spontanée » (non bruitée) correspond au dialogue enregistré avec un débit normal. La version « de travail » dite également « éclatée » comprend un intervalle d’1,5 sec. entre chaque réplique. Ce qui assure un confort certain au professeur pour manipuler l’audio. Ce matériel audio-visuel associé à d’autres supports pédagogiques me permettrait d’assurer aujourd’hui un cours audio-visuel de découverte de la langue russe d’une trentaine d’heures dans l’esprit d’un déroulement de type SGAV.
Retour aux sources: la problématique SGAV
Les méthodes structuro-globales audio-visuelles parues dès le tout début des années 60 introduisent la notion d’oral et de parole au cœur même de leur problématique. Concepts alors totalement inconnus dans le domaine officiel de l’enseignement des langues dominé par les méthodes classiques de type grammaire-traduction ou méthode directe (avec les assistants de langues des collèges et lycées pratiquant ce qu’à l’époque on appelait la classe de conversation). Le terme oral n’était jamais employé dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation nationale. Il fera son apparition après Mai-68. Avant cela, les textes officiels évoquaient le « parler » des élèves essentiellement utilisé en deux occasions:
– la récitation de poèmes et fables afin d’entraîner à la diction;
– l’apprentissage de pages de manuels par cœur (leçon d’histoire, de sciences naturelles, etc.) pour cultiver la mémoire.
La problématique SGAV met en place une véritable pédagogie de l’oral en langue étrangère abondamment explicitée et commentée dans de nombreuses publications durant trois décennies. Les aspects méthodologiques font l’objet de nombreuses pratiques de classe et donnent lieu à des débats abondants, compte tenu des connaissances de l’époque.
Pour rappel, une leçon audio-visuelle de type SGAV est constituée de dialogues enregistrés, chaque réplique étant associée à une image projetée sur écran. La leçon se déroule en cinq « moments » (phases, étapes). La version audio des dialogues est constamment exploitée par l’enseignant. Un modèle phonétique constant est ainsi proposé à l’élève. Il est demandé à l’enseignant de veiller à bien insister sur la perception/(re)production correcte du rythme et de l’intonation qui contiennent toute la langue à l’oral et facilitent l’intégration des sons (voyelles et consonnes). L’enseignement de la LE est exclusivement fondé sur l’oral pendant plusieurs dizaines d’heures (à l’époque, c’était possible). Temps nécessaire pour entamer le crible phonologique de l’élève. Ce par un entrainement intensif par la MVT. Pour ses promoteurs, Rivenc et Guberina, SGAV et MVT sont inséparables; l’un ne va pas sans l’autre, il y a échec si dissociation (fig. 1). Cf. l’abondante littérature de l’époque pour les justifications et arguments théoriques ainsi que les pratiques en découlant.
Les cinq moments de la leçon sont indiqués sur le schéma de gauche. La partie plus précisément dévolue à la correction phonétique est appelée répétition. Le schéma de droite reprend les mots-clé des pratiques MVT. Ces mots reviennent en permanence dans la préface de Voix et Images de France (1960), la 1ère méthode SGAV de fle qui marque les débuts officiels de la Pédagogie des langues (on emploie de terme didactique au cours de la décennie suivante).
Les méthodologues de l’époque ont débattu des divers déroulements possibles d’une leçon audio-visuelle pendant les années 60-70. Des variantes sont possibles (Besse 1985 : 63).
Les méthodes SGAV innovent du tout au tout dans l’enseignement du fle et des L2. Des ensembles pédagogiques sont réalisés pour 13 langues. Elles connaissent un succès certain jusqu’au milieu des années 80 environ. Trois d’entre elles sont des titres emblématiques pour le fle et marquent leur décennie: Voix et images de France (1960), De Vive Voix (1972), Archipel (1982). Elles sont constamment citées, soit pour s’en inspirer, soit pour les décrier.
Le SGAV perd de son influence à compter des années 90. Certaines disciplines empiètent sur la Didactique des Langues et l’étouffent petit-à-petit. Ainsi les Sciences de l’Education ou encore la Psychologie -cognitive, développementale-. L’espace des didacticiens du fle se rétrécit considérablement. D’autres conceptions d’enseignement/apprentissage des langues existent et se développent (ou pas). Sans compter les fulgurantes avancées de la technologie en quelques dizaines d’années.
Et le SGAV a très mal vieilli. Beaucoup de ses idées restent toujours d’actualité. Mais ses concepteurs n’ont pas su/voulu/pu/réussi à s’adapter à l’apparition de nouveaux outils technologiques censés permettre d’animer un cours de langue audio-visuel.
L'intérêt du cours de langue inconnue
C’est un cours hautement stratégique qui a initialement été pensé dans une perspective de formation de (futurs) professeurs de langue vivante. L’objectif est de leur permettre de vivre concrètement l’expérience d’apprentissage d’une nouvelle langue. Ils deviennent ainsi plus conscients des difficultés rencontrées par les élèves. Et se rendent compte que d’autres condisciples ne réagissent pas comme eux face à tel problème ou a une situation donnée. Paradoxalement, la littérature sur le cours de langue inconnue est rare. On en trouve une exégèse détaillée dans Intravaia (2000) p. 92 suiv. Quant à la méthode de russe Menac-Volos, je la décris et montre comment je l’exploitais à l’époque dans un chapitre d’ouvrage sous presse à paraître prochainement (Renard, Billières et coll., 2022)
A l’Université Toulouse Le Mirail, pendant les années 80-90, ce cours d’une durée de 25h démarre en février et dure 8 semaines à raison de 2 séances hebdomadaires de 1h 30. Les étudiants ont déjà été initiés à la méthodologie audio-visuelle ainsi qu’à un cours de sensibilisation à la MVT. Pour cette dernière, ils devront ensuite, par groupes de 3, constituer un dossier très concret de comparaison entre une langue cible et le français, enregistrer un apprenant s’exprimant en français, transcrire son système d’erreurs, les diagnostiquer et proposer des procédures de remédiation. La cassette (ensuite le cédérom) de l’enregistrement est remise avec le texte papier. Le dossier est défendu à l’oral à la session de juin.
Pendant le cours, les étudiants tiennent un journal de bord. Ils y notent toutes leurs impressions à la fin de chaque séance. Il leur sert à rédiger le compte-rendu écrit à l’issue du cours. Il leur est demandé de ne prendre aucune note, l’enseignement est exclusivement oral.
Au moment de la leçon zéro, je propose le petit schéma suivant (fig. 2) en indiquant qu’ils sont « au centre de l’apprentissage » et peuvent réfléchir autour de deux « axes »: l’axe méthodologique et l’axe relationnel (terminologie personnelle) en combinant les différents items en fonction de leur expérience propre.
La dernière séance est une « thérapie de groupe ». Chacun s’exprime et donne son opinion, positive ou négative, sur tel ou tel aspect du cours. Une synthèse générale est opérée.
On voit l’importance de ce cours. Il illustre concrètement l’utilisation d’une méthode SGAV, encore largement utilisée pendant la période mentionnée ici, ainsi que l’emploi des procédures de MVT. Se déroulant au milieu de l’année universitaire, il permet de répondre à certaines interrogations que peuvent se poser des étudiants. Il les prépare également à continuer à faire les liens avec les cours théoriques en les illustrant concrètement. Et constitue une expérience enrichissante pour bon nombre d’entre eux. Est-il besoin de préciser que les enseignants sont à l’époque rompus tant à la problématique SGAV qu’à la MVT. Ils sont en mesure de justifier chaque pratique. Soulignant ainsi qu’ils sont autant praticiens que théoriciens.
Où en est la langue inconnue aujourd'hui?
La réforme LMD entrée en vigueur en 2006 a porté un coup fatal aux formations nationales fle qui avaient toutes un « tronc commun » tant au niveau licence qu’en maîtrise. Ce qui garantissait un minimum de cohérence dans le cursus et la valeur des diplômes. La langue inconnue comme la phonétique faisaient partie des matières obligatoires dans le cursus. Avec la nouvelle réforme, chaque formation est en mesure de proposer son programme de façon quasiment autonome. D’où l’éclatement des programmes. Dans des cas extrêmes, quand on consulte l’offre en fle de certaines universités, on se demande où est le fle. Et aussi ce qui est advenu de la méthodologie appliquée.
C’est ainsi que les exigences qui présidaient à l’organisation du cours de langue inconnue se sont progressivement estompées. Dans certains cas, il peut être demandé aux étudiants d’aller suivre un cours -comme participant ou comme observateur- dans une école de langue et de consigner toutes leurs observations dans un compte-rendu à remettre à leur enseignant. De même, on fait appel à des collègues enseignant une langue étrangère dans tel ou tel département universitaire afin de dispenser quelques heures de langue inconnue. Parfois il suffit d’être un professeur étranger pour se voir attribuer ce cours. Quant aux concepts méthodologiques sous-jacents…
Au fait, c’est quoi une méthode pédagogique? Elle consiste en un ensemble de moyens et d’outils appropriés, testés en contexte écologique (ici dans une classe de langue vivante ou en distanciel), validés et accompagnés d’explications rationnelles et argumentées, dont l’objectif est d’améliorer l’apprentissage en disposant d’objectifs précis. Vous pouvez consulter ce récent article qui vous rappellera qu’il existe une multitude de conceptions méthodologiques qui, en plus, peuvent s’entrecroiser. Sans compter les modes pédagogiques, par définition éphémères, mais qui compliquent le jeu.
Bonus; un ouvrage collectif consacré à la MVT
Et publié suite à la journée d’études mentionnée en début d’article. L’ensemble est en catalan. En cliquant sur l’image, vous accédez au lien vous permettant d’avoir de plus amples informations sur cette publication.
Orientation de lectures
Besse, H. (1985) Méthodes et pratiques des manuels de langues Paris, Didier-Crédif, 183 p.
Billières, M. (2016). La phonétique corrective est-elle soluble dans la didactique? Le français dans le monde, série recherches et applications n° 60, juillet 2016 « L’oral par tous les sens: de la phonétique corrective à la didactique de la parole », pp. 118-127
Billières, M. (2014) La phonétique, vilain petit canard de la didactique — Au son du fle – Michel Billières
Billières, M. (2005) Les pratiques du verbo-tonal. Retour aux sources. Chapitre pp. 67-87 In Berré, M. (éd.). Linguistique de la parole et apprentissage des langues. Questions autour de la méthode verbo-tonale de P. Guberina. Mons : CIPA (Centre international de Phonétique appliquée).
Billières, M. (1998) Perception de la matière phonique du russe par les Français et enseignement de la prononciation (aspects phonétiques, psycholinguistiques et méthodologiques) Slavica Occitania, n° 6, Université de Toulouse-Le Mirail, p. 55-83
Billières, M. (1991) Problématique de l’enseignement de la prosodie du russe aux francophones Actes du XIIème Congrès International des Sciences Phonétiques, Aix-en-Provence, 19-24 Août 1991, vol. 2\5, p. 338-341
Boyer, H.; Butzbach, M.; Pendanx, M. (1990) Nouvelle introduction à la didactique du français langue étrangère, Paris, Clé international, 240 p.
Intravaia, P. (2000) Formation des professeurs de langue en phonétique corrective. Le système verbo-tonal Didier-Érudition Paris et CIPA Mons, 283 p.
Renard, R. (1976) Une problématique de l’apprentissage de la parole Paris, Didier, 96 p.
Renard, R.; Billières, M.; Harmegnies, B.; Hardane, J.; Murillo Puyal, J.; Pavelin Lesic, B. éds. (2022) Hommage à Paul Rivent. Un précurseur de la didactique des langues et des cultures Mons, Editions du CIPA (sous presse)
Bonjour Michel,
Merci pour votre article ! Je suis tombée dessus en préparant justement une expérience psycholinguistique de découverte du russe à destination de futurs formateurs FLE. Je compte entre autres utiliser la méthode de Menac et Volos pour la phonétique corrective. Pour info, les audios sont tous disponibles en ligne et sur l’application Spotify: https://www.youtube.com/watch?v=rbtXGt-qiho&t=31s
J’ai également le livre à ma disposition. Si jamais vous voulez les images, je peux toujours vous les envoyer.
Bonne continuation !
Merci de m’indiquer cette source que je ne connaissais pas. Le Menac Volos est maintenant très très loin mais il se démarque toujours par une approche assez originale pour l’enseignement du russe et constitue une excellente ressource pour que les profs de langue vivent l’expérience l’apprentissage d’une langue inconnue, avec, bien sûr, application de la MVT.